02/06/2015

Ahmed, le président d'Avicenne, a changé l'image de la "mosquée"


Villejean. Un quartier populaire de Rennes, ses cultures du monde, ses couleurs, ses pauvretés aussi, économiques et morales. Dans les cages d'immeubles patrouillent parfois des saboteurs du vivre ensemble : salafistes ou militants du Front National. Mais sur le terrain, il y a aussi, avec bien d'autres, Ahmed Aït Chikh. Aujourd'hui, à 35 ans, marié et deux enfants, l'enfant de Villejean préside un lieu qu'il veut ouvert à tous, un ilôt citoyen, à la musulmane : le centre culturel Avicenne.





« J'ai une logique d'adhésion à un groupe, à des couleurs, ça fait partie de mon éducation »
« C'est un 2ᵉ boulot ! », sourit Ahmed Aït Chikh dans la petite pièce qu'il a trouvée pour discuter. Quand le conseiller commercial d'EDF lâche son travail, le président du Centre culturel Avicenne, en effet, prend la plupart du temps le relais : il y a beaucoup à faire pour recoudre le tissu social qui  s'est lentement déchiré depuis trente ans. Depuis l'arrivée du petit Ahmed à Villejean.

« Je suis un gars d'ici », tient-il d'emblée à souligner. Il a débarqué à 2 ans, en 1982, quatrième enfant et seul garçon d'une famille du sud marocain venue se regrouper ici autour du père arrivé une dizaine d'années plus tôt pour construire les Zup de Rennes.Villejean et lui ne se sont jamais quittés.  

Un jeune d'ici donc. Une scolarité normale, collège, lycée, BTS, et au bout un emploi à EDF. Les copains, le foot au bas des tours. «  J'ai toujours été dans un club de foot. J'ai une logique d'adhésion à un groupe, à des couleurs, ça fait partie de mon éducation. » 

Hier, on lançait "t'es d'ailleurs", aujourd'hui c'est l'Islam

Un jeune d'ici, vraiment, pour tout le monde ? Plus d'une fois, il a été réexpédié "là-bas".  « On nous renvoyait à notre immigration, "t'es d'ailleurs". Mais ça, on peut le comprendre. Maintenant, mes neveux, on les renvoie à l'Islam. Les petits le vivent mal : on les renvoie à des choses auxquelles ils ne sont pas forcément attachés, on est davantage motivé par le pays d'origine que par l'appartenance à la religion. A l'époque, on n'était pas choqué. Aujourd'hui, ça prend une autre tournure. »

Ahmed grandit dans une famille qui aime participer à la vie de quartier. Son cousin Mohamed préside l'AJPS (association jeunesse pour la solidarité) qui collecte entre autres  du matériel scolaire ou médical qu'elle envoie au pays natal. C'est logiquement que le père d'Ahmed se retrouve aussi au conseil d'administration du Centre culturel Avicenne ouvert à Villejean en 2006… et qu'il va y entraîner son fils lorsque le centre plongera en pleine tourmente pour cause de divisions, de mauvaise gestion, de soupçons délétères.

De la "mosquée" au Centre culturel

« Il fallait changer l'image »
Ahmed Aït Chikh est trésorier-adjoint dans la nouvelle équipe bâtie pour remettre les choses au carré. Nous sommes en 2012. Il a 32 ans. Il participe au redressement des comptes, séparant notamment le culturel subventionné et le cultuel assuré par les fidèles, et il impressionne si bien les anciens qu'il est élu président du Centre deux ans plus tard, en juin  2014.

Sa priorité : « Trouver les gestes, faire passer les messages par des actions. » « Il y a deux ans encore, dit-il, on était "la mosquée de Villejean". Il fallait changer l'image, montrer qu'on est d'abord un centre culturel. Maintenant on parle bien du Centre Avicenne. » Si 400 à 500 fidèles se retrouvent ici pour la prière le vendredi, le religieux se fond dans un ensemble qui n'a cessé de s'enrichir au fil des mois. 

Musulmans et non musulmans autour d'un thé citoyen

Il y a les activités pour enfants le mercredi et pendant les vacances scolaires ; les  cours d'arabe, langue et civilisation, le samedi (quelque 150 enfants et adultes) ; l'accueil de collégiens (un millier l'an dernier) ; les sorties culturelles ou sportives. En partenariat avec la Maison de l'emploi, le Centre lutte contre les discriminations à l'embauche en affichant des annonces et en offrant aux demandeurs d'emploi un réseau de parrains. 

À côté de ça, il y a les actions ponctuelles comme la semaine sur « La science expliquée à tous », la participation à la semaine de la poésie fin mars, ou encore, le 28 février dernier,  la remise aux Restos du cœur de 500 kg de produits alimentaires collectés auprès des fidèles du Centre : « C'est un acte citoyen, dans l'esprit de notre centre, vers une ouverture aux autres, sans distinction de race ni de couleur », a commenté ce jour-là le jeune président.

Au Centre Avicenne, on vit, au fond, dans la vie réelle. On est musulman et citoyen français. Avec les non musulmans. Ceux-ci peuvent venir à une réunion avec le groupe local de Coexister.  Mais surtout, on les voit régulièrement, au « Thé citoyen » où l'on échange sur des sujets de société aussi divers qu'importants : un soir sur la femme dans l'Islam, d'autres soirs sur l'immigration, l'emploi, la santé et l'alimentation, la retraite...

Être dissous dans la société

Après les attentats de janvier, Ahmed Aït Chikh a aussitôt greffé un thé citoyen sur l'opération « Not in my name », pas en mon nom. Il était préparé, on le devine, à ce débat soudain exacerbé. A l'automne, avec l'ancien président Mohamed Ben Hassel, devant hélas une assistante restreinte, il avait déjà lancé ce « not in my name », place de la mairie, après l'assassinat d'Hervé Gourdel.

Ce thé qui a suivi les attentats a été fort. Chez les quelque 200 adhérents du centre, il y a des médecins, des enseignants, des jeunes des quartiers qui ont réussi, des convertis aussi, bref des tempéraments de même que chez les non-musulmans. Le président les a laissés parler. « Nous voulons être dissous dans la société », a dit l'un. Ahmed Aït Chikh ne dit pas autre chose.

« Je suis un citoyen français de conviction musulmane. Ma position sur Charlie n'est pas liée à l'Islam. On m'interpelle : mais pourquoi dois-je me justifier ? » En revanche, se faire comprendre, oui. « On n'est jamais intégré. Dans l'armée française, il y a 15 à 20 % de musulmans mais personne ne le dit. »  

« On ne vit pas l'Islam de la même façon »

Se faire comprendre... De ceux, par exemple, qui aimeraient entendre "la" voix des Musulmans contre le terrorisme :  « Le fait de ne pas avoir une organisation, c'est une difficulté mais s'il faut s'organiser à la manière du Vatican, c'est un problème : l'Islam ne permet pas ça. La philosophie musulmane n'est pas dans la logique du lobby :  les lobbies, c'est en fait anti-démocratique. »

« Une position de la communauté musulmane, ajoute-t-il, est d'autant moins possible qu'on ne vit pas l'Islam de la même façon : on trouve à Villejean des gens sans convictions religieuses, avec des convictions religieuses, des super religieux qui tendent vers l'extrémisme, plus les convertis ; de plus, même si les Maghrébins sont majoritaires, on a à peu près 47 nationalités différentes... »

Construire une identité commune

A la fête familiale de 2014
Il y a du chemin à faire pour « se mieux connaître, reconnaître l'identité de l'autre » mais telle est la volonté du président du Centre Avicenne : « La culture européenne, signale-t-il aussi, est peut-être en continuité avec l'arabo-musulmane. On s'appelle Avicenne. Avec lui et d'autres, on a vivifié les penseurs des Lumières. Cela construit une identité commune. On pourrait peut-être orienter l'éducation vers là. La France ne peut pas dire non plus qu'elle ne connaît pas l'Islam : en 1905, l'Algérie était française... »

« Comment vivre la laïcité ? », demande-t-il à l'intention de tous. Un groupe Laïcité a été créé au sein du Centre Avicenne qui s'investit dans le Comité consultatif Laïcité lancé par la municipalité après les attentats. Le dimanche 7 juin, en lien avec la Ville et d'autres associations, le Centre Avicenne va aussi transformer sa fête familiale annuelle en une « Fête de la Fraternité » à laquelle il invite la population rennaise. Ahmed Aït Chikh y sera heureux : « J'aime cette spontanéité du terrain, dit-il ;  garder les pieds sur terre, faire se rencontrer des gens totalement différents. »

Michel Rouger


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