04/12/2021

Anwar Abu Eisheh, le pacifiste, a enfin retrouvé la Palestine


Après deux années de blocages du pouvoir israélien, Anwar Abu Eisheh aura pu enfin, en novembre 2021, quitter la France et retrouver Hébron, sa ville. Le retour de l’éternel combattant - armé dans sa jeunesse, non-violent depuis quarante-cinq ans - réjouit le camp de la paix des deux côtés du Mur dressé entre les deux peuples. Ci-dessous, l'article issu de notre rencontre début 2021.



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Sa vie épouse la tragédie palestinienne. Né le 30 juillet 1951, trois ans après la Nakba, la "catastrophe" de 1948, Anwar Abu Eisheh avait un destin tracé : il aurait à affronter l'humiliation, les combats, l'exil tout en se dépassant envers et contre tout pour rechercher la paix. Sa vie emprunterait souvent, aussi, des chemins exceptionnels : un temps chauffeur de taxi à Paris, peu après ministre de la Culture à Ramallah. Français de nationalité, Palestinien à jamais, il est revenu sur son parcours lors d'une étape à Saint-Malo où Chantal Boudet, sa compagne qui a épousé tous ses combats, a des attaches.
 

Une nuit, la guerre frappe à la porte familiale

Au centre d'Hébron © SASH
Ses racines à lui sont à Hébron, la ville millénaire, celle d'Abraham, le père des Juifs, des Musulmans et des Chrétiens. Le fils et petit-fils de chauffeur de bus grandit jusqu'à 11 ans au cœur même de la cité avant que les parents et les six enfants trouvent plus grand à la périphérie. Hébron reste longtemps à distance de la tragédie. Quand soudain, le 9 juin 1967, Nasser, le président égyptien, l'idole des Palestiniens, annonce la défaite arabe à la radio. La famille est en pleurs. Le 27 août, à 1 h du matin, la guerre tambourine à la porte. 

Des soldats israéliens surgissent, bousculent la mère, brutalisent le père et provoquent la révolte de l'adolescent. Anwar a 16 ans. Il se rapproche des  fedayins. Il va se battre sur deux fronts : les études et la résistance à l'occupant. L'année suivante, il entre au Fatah, l’organisation de Yasser Arafat. En juin 69, quelques jours après le bac, il part en Irak, à l’Université de Bassorah mais rejoint  rapidement le Fatah en Jordanie. Où Il va plonger en enfer. 

De longs jours de torture

Septembre 1970. "Septembre Noir". Des Palestiniens tués par milliers par l'armée jordanienne. Anwar voit ses camarades fedayins tomber autour de lui. Il faut repartir. Une fois de plus. Grâce à une bourse du Fatah, il s'en va poursuivre ses études dans un autre pays très pro-palestinien : l'Algérie. Il est censé y enseigner l'arabe. Il entame surtout avec ardeur l'apprentissage du français qu'il met en pratique l'été 1971 lors de vacances à Paris. Il est hébergé chez des amis qui se révéleront juifs. L'idée du dialogue avec des Israéliens ne l'effleure pas encore, germe peut-être. Il ne peut pas davantage imaginer qu'il deviendra Français. Le combat continue. 

En juillet 1972, il quitte l'Algérie pour la Syrie puis tente de rejoindre Hébron par la Jordanie. Au fameux pont-frontière Allenby, il est arrêté. A ce moment du récit, à Saint-Malo, les minutes s'attardent, intenses. De longs jours de torture, soixante-douze jours de cachot, trois grèves de la faim, dix mois de prison qui soudain s'achèvent au printemps 73. 

Guerre du Liban : l'étudiant en treillis bascule

A sa sortie, il se fait ouvrier, groom, épicier dans la boutique de son oncle quand survient, en octobre, la guerre du Kippour. Il est interdit de territoire. Puis, l'année suivante, convoqué de nouveau par la sécurité militaire qui le pousse à quitter le pays en s'engageant à ne plus y revenir, il accepte et repart à Alger poursuivre ses études. La guerre le rattrape cependant aux vacances : boursier du Fatah, il doit les passer sur une base militaire au sud-Liban. En octobre 1976, la terrible Guerre du Liban qui déchire le pays du Cèdre le fait tomber dans un nouvel enfer.
Une bataille m’a fait beaucoup réfléchir. J’étais responsable d’une base de 24 personnes. Les soldats syriens nous ont attaqués. Ils nous ont encerclés de 10 h 30 à 15 h – 15 h 30. Ils chantaient. Ils voulaient que je me rende. Moi qui ne tirais jamais, j’ai tiré. J'ai ensuite participé à une bataille de trois jours. J’ai tout vu de l'horreur. J’ai commencé à haïr la guerre.

Le choix du camp de la paix

Anwar a 25 ans. Reparti à Alger, il obtient sa maîtrise (master) de droit en 1977 et se retrouve devant le choix .de sa vie : rejoindre la résistance palestinienne au Liban ou partir pour la France poursuivre ses études. Il bascule alors pour de bon dans le camp de la paix : il choisit la France. Il résistera désormais de Paris à la tête de l'association des étudiants palestiniens :
Nous menions des batailles communes, nous avions des souffrances communes mais on riait aussi beaucoup...
Il noue en même temps une relation forte avec les responsables de la FSGT, la Fédération de sport de masse. En octobre 1981, Anwar Abu Eisheh, devenu représentant Jeunesse et Sports de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) pour l'Europe, signe des "relations sportives d'amitié" avec la FSGT. Et décision est prise d'inviter l'équipe nationale de football palestinienne en France. En mai 1982, le drapeau palestinien flotte sur quelques stades de la banlieue parisienne sous le regard d'une police sur les dents.  

Blessé lors de l'assassinat d'Issam Sartaoui

En 1981, Anwar a aussi commencé à travailler avec Issam Sartaoui, le leader des modérés de l'OLP qui milite pour le dialogue avec les Israéliens. Il est à ses côtés le 10 avril 1983 à Albufeira, dans le sud du Portugal, lors d’un congrès de l’Internationale Socialiste. 
Nous étions au dernier jour du congrès. J'étais à deux mètres d'Issam Sartaoui. J'avais à la main une pétition demandant que les dirigeants de l'Internationale donnent la parole à la délégation palestinienne quand le tireur s'est approché d'Issam Sartaoui et l'a tué. 
Anwar est lui-même blessé par les tirs de l'extrémiste du groupe palestinien Abou Nidal. Rentré à Paris, il reprend ses études et sa lutte par le sport. Avec l'aide de la FSGT, il crée en 1984 la Fédération Palestinienne de sport pour tous dans les Territoires occupés. Membre du Comité olympique de Palestine, il ne va pas cesser de se battre pour obtenir la reconnaissance du Comité international qui sera enfin accordée en 1995 après les accords d'Oslo.

Chauffeur de taxi à Paris

Il décroche en 1987 une autre compétence qui peut être utile à la Palestine : son doctorat en droit. Il se rend à Tunis auprès de la direction de  l'OLP et lui propose de créer une délégation juridique. Sans succès.  Retour à Paris. Des boulots divers. Un moral en berne quand survient la Guerre du Golfe en 1990 : comment l'Occident peut-il voler au secours du Koweit  et laisser tomber la Palestine ?

Anwar Abu Eisheh pense qu'il ne pourra jamais rentrer à Hébron, que sa vie est désormais en France. Mais pour faire quoi ? Il perd les 750 dollars mensuels de l'OLP  dont les caisses se sont vidées. Alors, il va prendre le volant comme son père et son grand-père. En 1992, Il se fait chauffeur de taxi. 
J'ai emprunte 5 000 F pour m’inscrire au stage. "Quoi, tu veux payer ? Cache ton argent" m'a dit la personne qui m'accueillait. Avec mon statut de réfugié, j’ai un demi-smic, la sécu, le stage est payé par le gouvernement, je n'ai jamais oublié la protection à la française.

Le retour enfin à Hébron

Dans les aéroports et autres temps morts,  le chauffeur de taxi lit beaucoup, s'ennuie souvent, découvre surtout les Français de l'intérieur et écrit ses observations qu'il couchera plus tard dans un ouvrage. Mais un espoir l'accompagne aussi dans ses journées sans fin : en septembre 1993, les accords d'Oslo l'ont fait renaître. 

Il ne se voit pas rester en France. En octobre 1994, il peut rentrer. Hébron a bien changé, ses rues, son âme. Elle est partagée, déchirée, saignée par la colonisation, pressée par l’armée israélienne qui est partout  et des  colons qui n’ont rien à voir avec les Juifs de jadis. Quelques mois plus tôt a eu lieu le massacre à la Mosquée d'Abraham : vingt-neufs morts, deux-cents blessés par les tirs du colon Baruch Goldstein. Il y a aussi ces Palestiniennes en foulard. Malgré tout...
Dès que j’arrive à Hébron, je suis roi. Je me sens en sécurité. on s'y sent toujours aimé, les gens s’intéressent à ta vie, il y a une solidarité, il y a une attention à l’autre, on n’est jamais seul. Il y a deux endroits où je suis totalement chez moi : Hébron et l’Université.
En 1996, il a maintenant 45 ans, Anwar Abu Eisheh est nommé professeur de droit civil à l’Université Al Qods, l’université palestinienne de Jérusalem. Ce qui ne va pas sans difficultés... avec la préfecture de Paris : il doit en effet rester cinq ans chauffeur de taxi avant de pouvoir céder sa plaque. Un arrangement est trouvé : en janvier 98, il est libéré. 

Prof d'Université, ministre de la Culture, militant non-violent

© Université Al Qods
Le prof Abu Eisheh, auquel rien ne plaît autant que le dialogue avec ses étudiants, peut alors donner toute sa mesure d'homme de paix, en puisant dans les ressources de ses deux pays : la Palestine et la France. Outre ses responsabilités sportives, il a créé en 1997 l’Association d’échanges Culturels Hébron-France. Il est très lié aux mouvements non-violents français. En 2005, il a lancé sur la région d'Hébron une "Bibliothèque Mobile pour la Non-violence et la Paix" (LOWNP) à destination des jeunes et de leur famille.

Presque naturellement, il a rejoint la municipalité d'Hébron en 2012 puis a participé en 2013 et 2014 au gouvernement de l'Autorité Palestinienne comme ministre de la Culture. Une tâche pas toujours simple :
Un jour, au Salon du livre à Ramallah, j'ai invité un groupe de chanteurs  indiens qui se produisait en Egypte et prévoyait de se rendre ensuite à Tel Aviv. Le groupe BDS (*) m'a menacé, a envahi l’amphi...
On n'en finirait pas d'aligner les actions menées par Anwar Abu Eisheh  A l'Université Al-Qods, il a aussi organisé de 2009 à 2017 un concours international de plaidoiries sur les droits humains en lien avec Caen. Et bien sûr, il y a les rencontres avec les Israéliens.

"Je prétends que la majorité silencieuse, dans les deux pays, est pour un paix juste"

Anwar Abu Eisheh à Saint-Malo où son épouse, Chantal Boudet, a des attaches
Anwar Abu Eisheh est membre du Comité palestinien pour une interaction avec la société israélienne (PCIIS) :
Mahmoud Abbas nous a donné carte blanche pour parler où on veut, avec qui on veut.
Il rencontre les militants pour la paix, a ses entrées au Parlement israélien avec l'aide des députés arabes mais veut élargir au maximum les contacts : 
Notre tâche à nous c’est d’élargir le cercle, je veux aller convaincre des gens du Likoud, ils ont intérêt comme moi à la paix. Je prétends que la majorité silencieuse, dans les deux pays, est pour un paix juste. 

"Le Parisien" se veut utile là-bas

Mais voilà que depuis de longs mois, son action en Palestine se trouve suspendue : 
Le samedi 9 novembre 2019, vers 4-5 h, je me présente à la frontière. Questions. On prétexte des complications administratives. Je rentre à Amman. Deux semaines passent. Je reviens en France. Et jusqu’à aujourd’hui : rien, malgré les interventions auprès de l’Elysée, du quai d’Orsay. La vraie raison, je crois, c'est que je suis assez actif pour dénoncer la colonisation de la ville. Je suis Français donc je peux passer dans la zone H2 où même le maire ne peut pas passer. Je suis jugé indésirable par les colons. Mais je veux rentrer chez moi !
En France, il se sent aussi chez lui : 
Mon épouse est Française et je n’ai d’ailleurs qu’un passeport français ! En Palestine, Mahmoud Abbas m’appelle "le Parisien". Ce qui fait que je suis aussi porteur de propos nouveaux ou inhabituels, sur la laïcité par exemple, qui font d’ailleurs naître chez les extrémistes et conservateurs une peur du colonialisme culturel français...
Sa place est bien là-bas avec les siens.

Michel Rouger

(*)Boycott, désinvestissement, sanctions. Mouvement de boycott d'Israël dans les domaines économiques, politiques, culturels. 
 
Une nouvelle association, un jeu pour connaître Hébron

Deux possibilités pour apporter un soutien :

Adhérer à l'association SASH (Soutien à Solidarité Hébron). Elle a pour objectif de "promouvoir les échanges entre la France et la Palestine principalement dans les secteurs culturels (développement de la francophonie, préservation et promotion des patrimoines culturels), sociaux, humanitaires, éducatifs et sportifs."

Acquérir le TOPOLY (Territoires Occupés Palestiniens OLY). Ce jeu bilingue français-arabe fait à la fois connaître les territoires et la vie quotidienne des Palestiniens aux francophones et leur patrimoine local aux Palestiniens. Un financement participatif a été lancé sur helloasso pour sa fabrication.  

Voir aussi le blog Solidarity Hébron


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