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Boris associe à la fois un son et une forme colorée
Confortablement installé devant son ordinateur relié à des enceintes sophistiquées, Boris parle par intermittence, en articulant peu. L’accent breton gomme les consonnes cassantes. Le rythme est soutenu par ses hésitations, de son exigence d’être le plus précis possible. Car la tâche est difficile. La synesthésie a de multiples façons de se manifester. Une lettre imprimée en noir qu’on lit orange ou jaune. Un chiffre qui évoque une fille, un trait de caractère, un paysage. La synesthésie fascine, comme tout ce qui se passe dans nos cerveaux. Entre fantasme et réalité, Boris reste prudent : « Je crois être synesthète. Mais je n’en ai pas la preuve ».
« En lisant "A noir", ça m’a choqué parce que pour moi, A est rouge foncé »
Boris balance ses jambes, les mains jointes. « Je ne sais pas si c’est de naissance ou pas. J'en ai pris conscience seulement lorsque j’ai découvert la définition de la synesthésie. Je ne savais pas ce que c’était ». Il lit un livre de Daniel Tammet, un autiste célèbre atteint du syndrome d’Asperger : « Je suis né un jour bleu » : « Je me suis rendu compte que quand je faisais de la musique, je choisissais les sons plutôt en fonction des formes colorées qui me venaient à l’esprit ». Il commence à lire sur le sujet. Il lit le poème de Rimbaud, « Voyelles » : « En lisant « A noir », ça m’a choqué parce que pour moi, A est Rouge foncé. Ça me faisait un mélange de rouge et noir. (…) La synesthésie peut concerner aussi le goût ou le toucher. Mais l’association des couleurs aux lettres est la forme la plus courante. On appelle ça les graphèmes colores ».
Ironiquement, progressivement, ses oreilles se soudent par le cartilage pour ne plus laisser passer le son.
Boris et les couleurs en plus
Le célèbre jazzman Duke Ellington était synesthète. Boris raconte : « Parfois les personnes vont inventer tout un ensemble d’interprétation. Au début, j’étais persuadé d’être un génie ! Je me suis identifié parce que de grands poètes étaient synesthètes ! Il faut savoir l’accepter (…) puisque c’est une qualité qu’ont les grands artistes ! ». Il sourit, l'air entendu : « Enfin, j’y crois encore un peu quand même ! Mais aussi, les gens ont tendance à rejeter la différence, à y voir comme une anomalie ou je ne sais quoi. Donc, on ne sait pas ». Et la différence, Boris la connaît depuis les années sombres du collège: « L’otospongiose a commencé quand j’étais en quatrième. C’est à un stade très avancé par rapport à mon âge. Ça arrive plutôt quand on est plus vieux ». Ironiquement, progressivement, ses oreilles se soudent par le cartilage pour ne plus laisser passer le son. Boris doit porter des appareils auditifs chers et complexes, avec l’incertitude de pouvoir les payer toute sa vie. Pudique et optimiste, Boris dit y dégager un monde capitonné, bien à lui. En retirant ses appareils, il se concentre alors sur le silence qui fait le velours d’un écrin de musiques.
« Je préfère parler de différence plutôt que de trouble du cerveau »
Le son lui échappe autant qu’il lui donne
Il a la présence tranquille, la réserve et l’attention de ceux qui ont l’habitude d’être seul. Comme beaucoup de synesthètes, Boris ne savait pas qu’il était atteint de ce trouble du cerveau mais attention, il ne l’entend pas de cette oreille : « Je préfère parler de différence, parce que « trouble du cerveau » est un peu péjoratif. Comme si on disait qu’être gaucher est un trouble par rapport à être droitier ». Une différence poétique qu'on résumerait, à l'ère du 2.0 comme de la « musique augmentée » ? Dans « Speak memory », Vladimir Nabokov écrit joliment « audition colorée ». Boris, lui, compose sa musique en la voyant, tout en ajustant son appareil auditif : « En plus de percevoir les sons, je vais percevoir des formes colorées en même temps. A chaque fois que je vais entendre le même son, ce sera la même forme colorée ».
« C’est presque atmosphérique »
Etudiant passionné, Boris a élaboré un petit programme afin de rendre compte de ce qu'il voit. Mais le résultat est en deçà de ce qu'il vit : « Les formes sont davantage dans l’espace. Dans mon projet, les formes sont aplaties. C’est presque atmosphérique ». Dans sa chambre d'étudiant où se cotoient livres de dramaturgie, appareil de musculation et ordinateur surpuissant branché à un clavier de piano, Boris joue une de ses compositions. On plisse les yeux à imaginer des formes, là, dans l'air. On l'imagine composer sa musique une main occupée par une palette colorée et mélangée, l'autre sur le clavier. Croire ce que l'on voit ou croire que l'on voit ? Pourquoi pas, tant que la beauté est là.
Violette Goarant
POUR ALLER PLUS LOIN
À écouter : « Sur les épaules de Darwin »
La voix hypnotisante de Jean-Claude Ameisen correspond parfaitement à la synesthésie.
L'émission « Sur les épaules de Darwin » du 10 décembre 2011 garde toute son intemporalité dans les chefs-d'oeuvres qui sont évoqués. Vous trouverez ici des extraits de livres liés à la synesthésie, en toute poésie, études scientifiques ou témoignages.
Violette Goarant
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À écouter : « Sur les épaules de Darwin »
La voix hypnotisante de Jean-Claude Ameisen correspond parfaitement à la synesthésie.
L'émission « Sur les épaules de Darwin » du 10 décembre 2011 garde toute son intemporalité dans les chefs-d'oeuvres qui sont évoqués. Vous trouverez ici des extraits de livres liés à la synesthésie, en toute poésie, études scientifiques ou témoignages.
« Voyelles » , le poème d'Arthur Rimbaud
Bien que non synesthète, Arthur Rimbaud a écrit le poème « Voyelles » qui peut être une révélation à la lecture pour les synesthètes qui s'ignorent.
Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !