04/01/2012

Dans les camps de Pétain, il était une jeune femme, Angelita


Elle avait 18 ans et était communiste. Alors, quand Pétain est passé à Toulouse le 5 novembre 1940, elle a agi presque naturellement : elle a jeté des tracts. Dénoncée, elle s'est retrouvée dans un camp. Gigi, la conteuse, a donné une nouvelle vie à son histoire. Elle, à près de 90 ans, est toujours indignée.


Que voit-elle Angelita Del Rio Bettini derrière les mots et le corps vibrant d'émotion de la conteuse Gigi Bigot ? Ce mardi 8 novembre 2011, au Théâtre de l'Arentelle, à Saint Flour-de-Mercoire, près de Mende, c'est la dernière de « Peau d'âme » dont elle a été la source d'inspiration. Elle qui a été, en novembre 1940, la première « plus jeune femme » arrêtée de France.
 
Elle a alors tout juste 18 ans. Son père, d'origine espagnole, et deux de ses frères ont été arrêtés l'année d'avant et déportés en Algérie, au camp de Djelfa, jugés indésirables par les nouvelles lois du gouvernement de Vichy. « On était un groupe, on avait tous 18 ans et quelques mois, on était déjà engagés, on collectait de l'argent pour les républicains espagnols. Contre Pétain, on avait déjà commencé à mettre des tracts dans les boîtes aux lettres et à coller des papillons partout. Quand on a appris sa venue à Toulouse, pour sa première visite en zone libre après l'Amistice, le 5 novembre 1940, on s'est dit : " On va gâcher la première visite officielle du maréchal." »

Du toit, des centaines de tracts

Angelita, son fiancé Yves et leur ami Robert construisent une tapette géante à système inversé, s'inspirant de la technique mise au point par un de leurs compagnons Jean Bertrand qui avait vu ce système à retardement dans un film russe d'avant-guerre. Le déclenchement de la tapette est commandé par le poids de l'eau qui s'échappe en goutte à goutte d'une boîte de conserve percée.

Ce dispositif leur donne le temps de déposer l'engin sur le toit de deux immeubles de la rue Alsace-Lorraine et de la rue Duranti puis de s'enfuir avant le passage du cortège officiel. A l'heure dite, des centaines de tracts « volent au-dessus de la tête de Pétain - moi, je ne dis pas le maréchal -. J'avais participé au tirage du tract : il disait quelque chose comme " Non au maréchal félon, la jeunesse de France". C'était aux environs de midi. Après, je suis retournée à mon magasin pour travailler. »


Toutes les manifs de 36, à 14 ans

La petite mécanicienne en chaussures est déjà une solide militante.  « J'ai fait les grèves de 36. J'avais 14 ans. Un jour, j'étais partie livrer des chaussures ; quand je suis arrivée à l'atelier, il y avait un piquet de grève : aussi sec, je suis allée m'inscrire à la Bourse du Travail et j'ai fait toutes les manifs. Comme j'étais inscrite, j'avais le droit à la soupe populaire. A la déclaration de la guerre d'Espagne, j'étais déjà dans le groupe des jeunesses communistes : on a collecté pendant les trois ans qu'a duré la guerre. »

Cette action d'éclat au passage de Pétain provoque une réaction fulgurante des officiels. Préfet et police enquêtent avec célérité pour démasquer les coupables. Cela prend quand même trois semaines.

« J'ai lu le rapport de police, nous avons été dénoncés, on a su plus tard par qui. La police nous connaissait à cause des collectes pour l'Espagne : nous en faisions tous les dimanches, au lieu d'aller au bal ou au cinéma, et pour cela il fallait demander une autorisation. On nous la refusait, on y allait quand même, alors les policiers nous arrêtaient : ils nous mettaient auprès d'une grande grille à la mairie de Toulouse, ils nous piquaient l'argent qu'on avait récolté, ils nous rendaient les troncs vides puis ils nous libéraient. »
 

Nuit d'interrogatoire

Les yeux d'Angelita se perdent, elle revit la scène de son arrestation chez un ami. « On m'a arrêtée vers 18 h. Jusqu'au matin, cela a été une nuit d'interrogatoire pour moi et de coups pour les garçons. Le lendemain, mon fiancé était méconnaissable : il avait la tête enflée et des ecchymoses. On nous a emprisonnés à la prison Saint-Michel, les hommes d'un côté et les femmes de l'autre. Et là c'était le drame : me séparer d'Yves.

Le 17 mars, nous avons été présentés au tribunal militaire. J'ai eu une amende et une peine avec sursis. Les garçons, eux, ont écopé de deux ans de centrale à Nîmes. J'ai été libérée mais de nouveau arrêtée le 30 avril. La police a débarqué à 5 h du matin et on m' a emmenée au camp de Récébédou à Portet-sur-Garonne. En fait, on  m'avait libérée en pensant que j'étais française mais la nationalité m'avait été refusée pour cause d'indignité quand mon père en avait fait la demande :  je n'étais donc ni française ni espagnole...  De Récébédou, la police m'a ensuite emmenée à Rieucros. »

535 femmes et une quarantaine d'enfants

Angelita (à g), 1941
Les nouvelles vont vite dans le camp.  Les détenues l'attendent. Elle est la plus jeune internée. « J'ai eu une maman de camp, puis une deuxième quand la première a été libérée. J'ai été marrainée par ces femmes adultes. C'était des femmes militantes.»  Les conditions de vie, au camp, sont difficiles :  « Toutes ces baraques sont des constructions de fortune... Les boiseries ont joué, les planchers sont souvent disjoints, des toitures laissent passer l'eau... » La nuit, selon un rapport des services administratifs, le thermomètre descend à - 6° à l'intérieur des baraques. 

A Rieucros, vivent ensemble des Républicaines espagnoles, des Allemandes et des Italiennes antinazies, des Juives, des Françaises résistantes, politiques mais aussi des prostituées - accusées d'avoir transmis la syphilis aux soldats allemands -, des droits communs et des femmes internées sans raison. En juin 1940, le camp compte 535 femmes et une quarantaine d'enfants. A son arrivée, chacune reçoit une paillasse, une couverture, une chemise de nuit, une robe de bure qu'elles nomment  « robe Pétain », une paire de sabots, une assiette, un gobelet et un vase de nuit « à tout faire ».

« On avait l'esprit de résister ancré en nous »

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L'ennui - les femmes refusent de travailler pour un gouvernement qui les enferme - et l'agressivité risquent souvent de prendre le dessus. Les femmes les plus politisées et les artistes prennent en main le quotidien : elles organisent des cours de langues, de sciences politiques, d'histoire, etc ; elles montent des spectacles dont « Blanche Neige » où elles s'en donnent à cœur joie pour ridiculiser l'Allemagne dans la rôle de la marâtre. La pianiste Liselote Rosenthal crée une chorale. Elles sauront aussi se protéger les unes les autres en brouillant les cartes dans les recherches des délégations allemandes venues repérer les antinazies et les juives.

« Mon souvenir le plus fort, c'est la solidarité. C'était comme une famille avec ce qu'il y a de bon et de moins bon. On avait l'esprit de résister ancré en nous, à toute épreuve. On s'est organisé, j'ai eu des cours de langues, de politique. Moi-même, je donnais des cours de remaillage. Le plus dur, c'était d'être enfermé derrière les barbelés, ne pas avoir de liberté. Mais il y avait tellement d'amitié : on se raccroche à tout, une façon de résister à la situation qu'on vit. »
 


Libre à 22 ans, après trois ans de camp

Après Rieucros, fermé pour insalubrité, Angelita est emmenée au camp de Brens, près de Gaillac, en avril 1942,  puis au camp de Gurs en juin 1944.  Après plus de trois ans de camp, elle recouvre enfin la liberté en août 1944, à 22 ans, atteinte d'une tuberculose pulmonaire.

« J'ai retrouvé mon mari qui était passé de prisons en camps. Avec d'autres, il s'était évadé et avait intégré l'armée secrète. Un 11 novembre, ils ont même défilé en plein ville d'Oyonnax avec une immense Croix de Lorraine qu'ils avaient confectionnée en branchage. Quand il l'a su, De Gaulle a eu les larmes aux yeux. »
 
Après le bonheur des retrouvailles, Angelita a dû réapprendre à vivre le quotidien. « Mon mari n'avait pas fini d'apprendre son métier, c'était un autodidacte complet. On était habillé par les associations caritatives. On se préparait à avoir un enfant. Tout était à construire. »

« Il ne suffit pas de s'indigner, il faut résister »

Par la suite, comment parler de tout ça ? « Quand on a vu les déportés revenir, on n'a rien dit de ce qu'on avait vécu. On s'est investi mon mari et moi dans les associations, on n'a pas fait trop de bruit. On voulait éviter à nos enfants de porter le poids. » 

Mais Angelita est restée « une rebelle,une insoumise : je n'aime pas qu'on me dise " tu fais ceci tu fais ça ". On ne peut pas m'interdire de dire bonjour à un voisin qui n'a pas mes idées. » Et puis, le couvercle a fini par se soulever. Depuis 1990, Angélita témoigne : « Je ne parlais pas trop mais il y a des gens qui sont venus me voir pendant un colloque à Toulouse et qui m'ont dit " mais il faut le dire tout cela ! " Ils ont découvert les camps de femmes. Le témoignage nous réhabilite », souligne Angelita tout en reprenant souvent une phrase devant tous ceux, jeunes ou anciens, qui viennent l'écouter : « Il ne suffit pas de s'indigner, il faut résister.  »

Marie-Anne Divet


 Gigi Bigot conte le réel


POUR ALLER PLUS LOIN (sélection) 

Un site

Incontournable : le site de l'association Pour le souvenir de Rieucros  

Une plate-forme web
Résistants au nazisme à travers l'Europe

Un documentaire
Un film de 63' réalisé par l'historienne Rolande Trempé et produit  par  l'Université Toulouse II Le Mirail : Camps de Femmes


Des ouvrages 

Camps de femmes, chroniques d'internées, Rieucros et Brens, de Mechtild Gilzmer, Editions Autrement. 22,95 €.

Promenade au lac des cygnes, de Lenka Reinerova, ancienne de Rieucros, Editions Esprit des Péninsules 2004. 20 €.

Tanguy, de Michel del Castillo, interné enfant avec sa mère à Rieucros. Folio. 7,50 €
voir le blog de l'auteur

Un livret pédagogique du mouvement Freinet : voir le blog de l'ICEM


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