11/05/2022

Françoise Valy, la "Soazic" des jeunes migrants, est femme en colère

Entretien : Marie-Anne Divet


L'injustice la fait sortir de ses gonds et la met en colère. "Heureusement que je l'ai chevillée au corps", dit Françoise Valy, cette colère qui lui donne l'énergie de l'engagement, qui lui donne la force d'oser, contre vents et marées, la force d'entraîner, avec détermination, la famille, les ami.e.s, les copains des copains, tout le monde quoi !... pour une société humanisante.


2020616 Françoise Valy la Soizic....mp3  (10.34 Mo)

Fin des années 1950. Françoise Valy est en maternelle. Le petit enfant noir, les yeux larmoyants et le ventre gonflé, la regarde sur l'image que la maîtresse, parce qu'elle est une enfant sage, lui a donnée. Encore aujourd'hui, Françoise Valy se rappelle :
« Ces enfants maigres qui mourraient de faim... j'avais 4 ans et je trouvais cela injuste. Ces images, je les ai oubliées puis je les ai retrouvées sur Facebook. Je me suis dit : "Rien n'a changé." »
Le premier engagement de ma vie ?" Un silence, un sourire et elle poursuit :
« J'avais 12 ans. Au collège catholique où j'étais, je faisais partie d'un groupe contre la faim dans le Tiers-Monde. Il fallait se documenter et écrire pour diffuser l'information auprès de nos camarades de classe, de la famille, des amis. Cela m'a formée, tout comme l'ambiance familiale : mon père était à la CGT et lui et ma mère étaient bénévoles dans de nombreuses associations. Je suis née dans un milieu de soignants, peut-être que cela aide à regarder l'autre autrement. »

Pas le temps

Sollicitée par un conseiller principal d'éducation de Saint Brieuc pour accueillir des jeunes isolés, sa réponse est sans équivoque : c'est non !
« Ma première réaction ? Accueillir des étrangers, certainement pas ! Je me donnais des tas de bonnes raisons : je n'avais pas de place à la maison, trop d'engagements par ailleurs : à l'Amicale Laïque, à Amnesty, une Cigale à gérer, un travail prenant, bref pas le temps !  »
2015, la photo-choc :
« Dans le journal, la photo du petit syrien de 3 ans, Aylan Kurdi, noyé dans le naufrage en Turquie d'une embarcation de migrants. Son corps allongé sur la plage, une violence incroyable. J'ai été bouleversée. J'ai décidé aussitôt de m'engager. »
Sa voix est encore révoltée. Noël 2016, le déclic. Il ne fait pas chaud à Saint Brieuc pour les six jeunes mineurs étrangers exclus du service d'Aide Sociale à l'Enfance. L'administration les soupçonne de ne pas avoir l'âge qu'ils disent qu'ils ont. Pas de place pour le doute : c'est la rue. 

"Je suis sûre que cela va marcher"

« Ces jeunes ont été pris pour des menteurs. Pas besoin de se poser de questions. A l'époque, pour moi, régler le problème, c'était l'affaire d'un mois. On allait discuter avec le chef de service, il allait comprendre et dire "Excusez-nous, nous nous sommes trompés, on n'a pas fait exprès !" Quelle naïveté ! Si j'avais écouté le conseiller principal d'éducation qui avait de l'expérience, j'aurais vite compris que nous, les bénévoles, nous allions devoir trouver des solutions à des politiques inhumaines, illogiques, sans envergure, sans vision d'avenir. »
Françoise Valy, l'infirmière, est disponible. Elle s'appuie sur son expérience, celle de projets menés avec un organisme de formation dans la maison de retraite où elle a été directrice. Les migrants en stage venaient à la rencontre des personnes âgées, les échanges étaient riches et fructueux pour les uns et pour les autres :
« Des découvertes mutuelles, basées sur des relations simples. C'est aussi une question de tripes. Dans les projets, j'ai toujours la même façon de procéder : j'ai l'idée, je me demande comment je peux m'y prendre avec la certitude bien ancrée que de toute façon, cela va marcher. »

"C'est ta chance !"

Le téléphone "chauffe" en ce Noël 2016. Les six jeunes sont accueillis dans quatre familles. Françoise Valy mobilise autour d'elle. En janvier 2020, l'association CAJMA 22 compte 200 familles pour accompagner 110 jeunes. Là aussi c'est une richesse, une chance et une force, dit-elle, cette "association" de gens accueillants, de tous milieux sociaux et de  sensibilités philosophiques, politiques et religieuses différentes. Une chance aussi pour les bénévoles : un espace temps où les questions se croisent, où les idées émergent, où les apprentissages se font dans un fonctionnement basé sur la confiance, où l'aventure se mène ensemble.

Une chance aussi pour les jeunes exilés que Françoise Valy rassure :
« C'est ta chance. Tu vas aller à l'école, tu vas découvrir la Bretagne, nous allons t'accompagner pour tes papiers. Là-bas, au pays, ils vont être rassurés de te savoir en sécurité. Ne pleure pas, tout va s'arranger. »

Apprendre ensemble

De la vingtaine de jeunes qu'elle a accueillis chez elle, Françoise Valy a beaucoup appris.
« Les jeunes disaient : "Tu as des fauteuils, un canapé, un lit, une table des chaises… plusieurs lits même". Pour eux des découvertes, pour moi des prises de conscience du luxe dans lequel je vivais. Je me souviens de ce jeune qui avait du mal à communiquer. Je lui demandais : "Est-ce que cela va ? Est-ce que tu veux qu’on parle ? Et au pays comment ça va ? Et ta famille comment ça va ?" et à chaque fois, c’était le mutisme. Un jour, c’est sorti : "Je parle toutes les semaines de toi à ma mère." Je suis restée muette à mon tour. »
L'été prochain, Françoise Valy va quitter Saint-Brieuc. Elle emmènera dans ses bagages tant de souvenirs à écrire : les liens créés entre les jeunes et les familles, les familles entre elles grâce aux jeunes, les initiatives et les idées qui donnent envie d'avancer, l'avenir qui se trace chez les premiers accueillis, les diplômés qui font la fierté de l'association.

"Il y avait "Tiens, et si on...", écrit Françoise Valy dans "D'une rive à l'autre", le livre publié par l'association.
« Quel beau début de phrase ! Il donne des ailes ! C'étaient les jeunes qui nous faisaient nous poser des questions, sans même le vouloir très souvent. Eux qui par un "pourquoi ?" naïf, nous faisait prendre conscience d'un tas de choses devenues complètement évidentes, normales depuis si longtemps... ils nous donnaient envie de nous bouger ! »

Marie-Anne Divet

"D'une rive à l'autre", paroles de jeunes migrants et de leurs accueillants

D'une rive, d'un rêve à l'Autre,
Nous vivons vibrons, voguons volons, à la rencontre de nous-m'aime
Et au secours, de nos parts belle humaines.
Ce livre nous rappelle à nous-mêmes,
Solitaires solidaires, ensemble debout !
Ce livre dit le pouvoir des mots, la force et la tendresse du geste d'écrire.
Avec le cœur, écrire c'est prendre la mer.
Nos voix liées témoignent, nous avons pris la mer,
Pris le large du monde.
Par amour.
Marc Alexandre Oho Bambe


Passionnant à lire, ce livre écrit par 60 jeunes migrants et bénévoles de l'association CAJMA 22. De la poésie, du théâtre, des contes, des témoignages pleins d'émotions... 
La diffusion du livre « D’une Rive à l’Autre » se fait  via Helloasso, et dans les différentes librairies du département et de la région ( « La Nouvelle Librairie » à Saint-Brieuc, « Le Marque Page » à Quintin et « La Cédille » à Lamballe », "L'étagère"  et "La droguerie de marine" à Saint Malo...) 20 euros.
 

Boza, à lire absolument !

Boza ! C'est le cri d'Ulrich Cabrel quand il a passé la frontière de l'Europe. Boza ! C'est le livre de son voyage, écrit avec Etienne Longueville, son hôte à Saint Brieuc. Françoise Valy les connait bien tous les deux car c'est grâce à elle qu'ils se sont rencontrés. Le témoignage d'Ulrich est étonnant. Il y parle des dangers bien sûr mais aussi de ghettos sous la coupe de bandes violentes, quasi mafieuses dans la forêt humide qui borde Melilla, l'enclave espagnol au Maroc, cent pages passionnantes où, dans une description quasi sociologique, nous vivons l'organisation des migrants : hiérarchie militaire, guerre de bandes, répartition des taches etc.

Paru en livre de poche - J'ai lu - 7,50 euros
Lire l'article sur le blog Bienvenue ICI

CAJMA 22 - Un enfant à la rue

"Là où la société fait défaut, émerge la société civile.
Là où les mesures gouvernementales ne suffisent plus, émerge la solidarité entre les êtres.
Là où la loi dresse un "non" incompréhensible comme un mur, émergent des "oui" qui sont autant d'interstices et d'ouvertures qui fissurent tous ces murs et restituent une dignité et une humanité"
Maryam Madjidi, écrivaine française d'origine iranienne
Préface du livre "D'une rive à l'autre". 

L'association CAJMA 22 accueille actuellement 50 jeunes dans  plusieurs familles (en général, trois familles pour un jeune) qui les accompagnent dans la vie de tous les jours. Elles se relaient pour les héberger, assurer leur scolarisation, organiser leur accès à la santé, participer à leur intégration et veiller au respect de leurs droits. Certains des jeunes ne pouvant, pour diverses raisons (scolarité, manque de familles disponibles…) être dans des familles durant la semaine sont en internat au sein d’établissements scolaires. Des familles prennent alors le relais le week-end et durant les vacances.

De nombreux bénévoles apportent leur contribution, chacun avec ses compétences et ses disponibilités, que ce soit pour l’organisation de l’hébergement, le soutien scolaire, la santé, l’aide juridique ou les loisirs…. L ’association s’est structurée en commissions, et les référents jouent un rôle essentiel de lien avec les jeunes et les familles accueillantes. La commission juridique continue son travail de titan pour la reconnaissance de minorité des jeunes accueillis, et l’obtention de titres de séjour pour les jeunes majeurs. Le projet « Gwennili » de mise à disposition d’un immeuble pour des familles en attente de régularisation, et pour les six jeunes devenus majeurs, a permis de relancer la dynamique inter-associative au sein du département.

Des liens ont également été créés avec des associations d’autres départements, et avec l’Observatoire de la migration de mineurs MIGRINTER (CNRS-Université de Poitiers).


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