16/02/2012

Gilbert, l'anthropologue bédouin-belge


A El Faouar, dans le Sud-Tunisien vit un bédouin presque ordinaire, éleveur de dromadaires de son état. Si vous passez par là, il a bien sûr deux heures pour vous. Mais alors accrochez-vous : paroles et pensées prennent aussitôt la piste ! Le bédouin Gilbert JM Claus, belge et anthropologue, saute des Flamands aux tribus Ghrib. Diable d'homme.


El Faouar
Sa peau flamande rougit toujours un peu, genre soleil couchant. Mais, à part ça ? Le Belge de Gand semble s'être fondu chez les bédouins tunisiens comme un poisson des sables dans les dunes d'El Faouar. Gilbert J M Claus, 67 ans aujourd'hui, a ouvert sa porte à l'ami Salah, nous a fait entrer dans la grande cour fermée, les chaises des visiteurs attendaient : « Soyez les bienvenus. »

« Les frontières, c'est stupide, encore plus quand on fait des guerres pour ça  », a-t-il commencé on ne sait trop pourquoi. Tu parles, lui, les frontières, c'est sûr qu'il ne connaît pas ! Suffit de l'écouter. Son français métissé, coloré flamand et parfumé arabe, transporte une pensée qui s'affranchit du temps et des lieux ; parle d'hier puis d'aujourd'hui ; revient à Gand, part en Libye ; conte, conte encore... Et tu te dis : oui, quel homme du désert  il est devenu...

« Tout ce bazar » catholique

Le petit Gilbert JM Claus naît en 1944. Son père est ouvrier dans une fabrique de lin depuis l'enfance. Il sait « lire un peu, écrire non.  »  « Je devais marcher droit. Avec ma soeur, 7 ans de plus que moi, on ne voyait jamais nos parents s'embrasser.  On ne savait pas comment on faisait un enfant. Un jour, on s'est mis à rigoler là-dessus à table. Ma mère a alors brandi la louche et elle a lancé : " Eh bien, maintenant, je vais vous expliquer" !  »

« Avant Pâques, il fallait se confesser. Elle était tombée sur un missionnaire. Le prêtre : "Combien avez-vous d'enfants ?" Ma mère : "Une fille". Lui : "Mais il faut avoir plus d'enfants ! Je ne peux pas vous donner le pardon !" Elle a dû aller à un pèlerinage à la Vierge et c'est comme ça que j'ai été fabriqué. » Avec, du coup, un germe anti-catholique dans le sang ! Ne parlez pas à Gilbert du pape et de « tout ce bazar-là »...

En revanche, il a d'autant plus admiré sa mère, par ailleurs rare socialiste dans un monde très catholique. Quand il est entré à l'Université de Gand, elle a pu prendre un peu de sa petite paye pour aider son fils étudiant contraint pour vivre de « fabriquer des millions de gâteaux dans une pâtisserie ».

 

« Il faut oublier nos bagages »

Pour s'évader sans doute de ce monde coincé, le jeune étudiant flamand se passionne pour les hiéroglyphes égyptiens et de là pour le monde arabe. La Belgique commence alors seulement à enseigner l'arabe, « à cause du pétrole ». Ils ne sont que deux élèves au cours de langue ! Mais le prof est passionné : « C'est lui qui m'a donné l'amour pour le monde arabe. »

Une de ses phrases a même guidé le jeune Gilbert pour la vie. C'était le dernier jour, il a dit à ses deux élèves : « Si vous voulez connaître le monde arabe, la langue arabe, il faut aller là-bas : voir avec leurs yeux, écouter avec leurs oreilles... » « On vient toujours avec les bagages de là où on est né, ajoute Gilbert aujourd'hui, mais il faut les oublier, oublier comment on pense ; si je viens ici en pensant chaque jour comme les Belges, qu'est-ce-que je vais comprendre ?  »

« La femme a tourné sept fois autour de ma tête »

En 1968, à 24 ans, après avoir tâté du professorat, Gilbert pénètre, avec une bourse de trois mois, au cœur du monde arabe. Il entre à la bibliothèque Zitouna, dans la Medina de Tunis, pour établir un catalogue de manuscrits arabes. Il ne connaît personne. Le week-end, il aime se rendre à Sidi Bou Saïd prendre un café ou un thé devant la mer . Un jour cependant, un ami l'invite dans sa famille, dans la campagne de Bizerte. Après le train, il doit effectuer quatre heures de pistes boueuses et soudain, au bout, un évènement renversant :

« Il faisait noir ; en m'approchant de la porte, je tombe dans un trou, je me relève couvert de boue ! Tout de suite la femme est venue avec le kanoun, m'a mis sur un petit banc, elle a tourné sept fois autour de ma tête avec de l'encens, du sel, comme ça, en faisant des invocations contre le mauvais œil. Plus tard, en racontant ça à mes étudiants, je leur ai dit : "Il faut chercher ce qu'il y a derrière cela".  »

« C'est tout un monde qui s'ouvre »

À la table de sa terrasse, Gilbert nous fait alors oublier nos bagages. Lui-même, tout d'un coup, n'est plus Belge. « Dans les années 70,  s'évade-t-il, en faisant les courses le matin, on ne disait pas : "Je veux un kilo de sel" ; on disait "Donnez-moi un kilo de redha, de réussite". Des vieilles dames le disent encore. Le scorpion qui vous pique un matin, on dit qu'il amène le bonheur. On contourne en étant positif. Je dis aux étudiants : " Les gens, ici aussi, pensent logiquement : il faut chercher pourquoi ils parlent de cette façon. À ce moment-là, c'est tout un monde qui s'ouvre". »

Mais revenons quarante ans en arrière. Vers 25 ans, le destin de Gilbert bascule. Bénéficiaire du prix belge de la vocation complété par une bourse du roi, il glisse ses pas dans ceux de l'ethnologue Père Blanc André Louis. Pendant deux ans et demi, il met en fiches tout ce qu'il lit sur les us et coutumes de l'Afrique du Nord, surtout de Tunisie. Au total, plus de 5 000 fiches. Dont celle-ci : « Lorsqu'on coupe les ongles, il ne faut pas les laisser au sol ; même chose pour les cheveux : si quelqu'un les prend, il prend aussi le pouvoir sur vous.  »

« Ils m'appelaient "Mufta", la clé »

Vient ensuite la recherche d'un terrain pour le doctorat. Grâce aux fiches, Gilbert repère une terra incognita : El Faouar. En 1962, un Danois financé par l'Unesco, a bien écrit sur là-dessus mais visiblement « il n'est pas venu ici, impossible, il a écrit ce qu'il a entendu à Douz », à 40 km de là : « J'ai dit "je vais y aller moi-même". »

Dans les années 70, il n'y a rien à El Faouar. Seulement les tentes des Bédouins, de loin en loin. A dos de dromadaire, Gilbert va vers eux, peu à peu, « sans traducteur : pour dire "je veux boire", c'était comme ça"  » (geste). « J'avais besoin des gens pour vivre et n'importe qui m'acceptait. Ils m'appelaient "Mufta", la clé. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu'ils se tournaient vers moi, l'étranger, pour les renseigner : je me souviens d'un vieux venu me chercher pour le riba, le taux d'intérêt à demander pour un prêt. »

« J'ai vraiment connu l'hospitalité des bédouins arabes, savoure-t-il. Le comble de la satisfaction, la crème de la crème, c'était en arrivant chez eux, la nuit. C'était une fête. On va chercher les gens des autres tentes, on égorge le mouton, la chèvre : c'était formidable. »

« "La voiture, elle est malade ! Elle est très malade !"»

Une nouvelle étape est franchie quand Gilbert, un jour, revient avec un 4 x 4. Formidable outil pour les Bédouins : un taxi pour la tribu Ghrib ! « Sauf qu'ils ne me laissaient plus le temps de faire autre chose ! Une fois, j'ai pris seize personnes et cinq chèvres ; des femmes qui n'avaient jamais pris la voiture commençaient à vomir !  »

« Alors, un jour, une idée m'est venue. 1 km avant d'arriver à la tente, j'ai ouvert le capot, versé de l'huile sur le moteur et refermé. Arrivé à la tente : "Et la voiture, elle va bien ?" "C'est que... venez, venez". On est tous revenus à la voiture et moi-même j'étais très étonné : une fumée noirâtre, bleuâtre, sortait. Et alors, eux : "La voiture, elle est malade ! Elle est très malade !" J'ai encore les enregistrements, j'enregistrais beaucoup.

À ce moment-là, j'ai dit : "Elle est malade, je ne peux plus la conduire". Elle est restée là des semaines. Et ensuite je me suis déplacé à pied et à dromadaire : ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai pris la vraie vitesse des gens qui habitent le Sahara. »

Le mariage : merci Amara, le sage

« Et maintenant, parlez-moi de vous », a-t-il dit soudain. Plus tard, Gilbert, raconte enore. Bientôt tu décroches ton doctorat. Te voilà anthropologue et polyglotte. Provisoirement, deux années durant, une firme anglo-néerlandaise t'emploie en Libye, Arabie Saoudite, au Qatar... Tu retournes souvent en Belgique mais repasses toujours ici. Les bédouins te disent : « "Mais pourquoi tu reviens ? Tu as le doctorat ; ici, il y a trop de soleil, de sable. "» Et tu  réponds : « "Oui mais, ici, il y a le karama, la bonté, la dignité, l'hospitalité". » Tu leur dis aussi : « Le jour où je gagne mon pain, un salaire, vous pouvez penser au mariage !  »

Tu ne croyais pas si bien dire. Le prix d'Ethnologie de la ville de New-York réveillant enfin tes compatriotes, te voilà prof d'université, ce qui veut dire : un bon salaire en Belgique... et une femme chez les Ghrib ! « J'avais deux conditions : qu'elle sache lire et écrire, avec si possible des notions de français, ça aide en Belgique.  »

L'intermédiaire a été Amara : « Il avait 23 ans, j'étais frappé par sa dignité, sa sagesse. Il parlait en proverbes. J'ai cherché à savoir d'où il savait ça. C'était par son grand-père, son vécu avec les vieux, en faisant paître les dromadaires. C'est là qu'il a connu l'expérience de l'Homme. Les Yéménites sont connus aussi pour être comme ça des gens de la sagesse. »

L'Islam nourri de « mystère »

Le mariage insolite entre un Belge Flamand et une Ghrib a lieu en 1985,  Deux ans plus tard, à 43 ans, Gilbert a un premier fils : « Quelle bêtise tu as encore fait, à un âge pareil, » lui dit son père. Rien de méchant. « J'ai eu de la chance : mes parents n'ont jamais dit non ; à vrai dire, ils n'ont jamais bien compris ce que j'étudiais... » Le vieux couple catholique a accepté aussi de voir leur fils embrasser l'Islam : ils en appréciaient peut-être avec lui « le mystère. »

Un quart de siècle plus tard, le berger Amara Masoud MBarek habite près de chez Gilbert, ils partageant la même cour. Gilbert a exploré, étudié, publié, enseigné puis pris sa retraite il y a deux ans. Il « s'occupe du futur  » de ses deux fils, qui ont maintenant 24 et 18 ans. Il écrit toujours et en même temps, avec Amara, élève ses chamelles : cent en ce moment.
 

« Les coutumes se perdent à une allure formidable »

El Faouar n'a plus rien à voir avec l'oasis d'il y a trente ans. « Les liens, les rencontres se perdent. La boîte magique, la télé, est arrivée. Aux mariages, la radio, les cassettes ont remplacé les musiciens. Un jour, je me souviens, on entendait le bruit de la mer sur une cassette : "mais d'où vient cette eau ?", se demandaient les femmes. »

Elles ont bien changé aussi les femmes : « Je suis très étonné. Je pensais que les femmes garderaient les coutumes plus longtemps que les hommes, ce n'est pas vrai ici. Les coutumes se perdent à une allure formidable. »

Pourtant, s'il s'en va régulièrement en Belgique, Gilbert revient toujours. Il est d'ici, avec sa femme, ses fils, ses chamelles et le temps, chevauchant ses deux cultures sur le sable d'El Faouar.

Le voyage avec Gilbert s'est terminé pas loin de sa maison. Une de ses chamelles divaguait. Il s'en est approché, l'a carressée. Et nous nous sommes quittés. A bientôt, Inch'Allah. La chamelle nous toisait, avec l'arrogance des baroudeuses du désert. Mais méfions-nous des préjugués.

Michel Rouger



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