08/10/2014

La vie à bras le corps et sans remords : Alison Lapper, artiste


Les tubes du moment résonnent dans le petit café, style cottage, où l'artiste Alison Lapper m'a donné rendez-vous. Elle y a ses habitudes : elle y laisse même un paquet de son thé favori, qu'elle sirote avec une paille. Alison Lapper est artiste, maman, et femme, avec la mèche et le caractère bariolés. Elle est aussi née sans bras et avec de très petites jambes, ce que personne ne peut ignorer. Le patron passe : « Keith, elle est où ta rampe ? Comment tu veux que je rentre avec mon fauteuil ?» Elle rigole, il rigole, on rigole. Elle se retourne vers moi : « Non, mais sérieusement, elle est où cette rampe ? »


© Nicolas Rouger-Divet
Alison Lapper parle sans tabou. Elle affectionne les expressions imagées qui mettent son interlocuteur mal à l’aise. Si elle parlait français, elle serait sans doute toujours prête à mettre la main à la pâte et à ne jamais baisser les bras ; elle ne se mettrait à genou devant personne mais elle leur ferait peut-être de la jambe (surtout si l’intéressé est un grand ténébreux, « c’est mon genre d’homme », dit-elle).
 
Alison naît en 1965 atteinte de phocomélie, Cachée à sa mère, et prise en charge par l’État dès sa naissance, elle grandit en institution dans la campagne britannique où on lui apprend à être indépendante, tout en s’attendant à ce qu’elle ne réussisse pas. Pourtant, aujourd'hui, elle marche, court, nage ; elle conduit, elle flirte parfois à friser le scandale. 

Après avoir démontré une sensibilité particulière pour les arts plastiques dès l’âge de 3 ans, elle devient membre  de l’Association of Mouth and Foot Painting Artists (AMFPA) à 16 ans. L’association internationale, qui n’est pas une organisation caritative, apporte un soutien financier à des artistes qui, comme Alison, peignent avec leur bouche et leurs pieds, en organisant la vente de cartes de vœux basées sur leurs illustrations.

« Quand j’étais la seule à ne pas me faire draguer, ça me faisait quelque chose »

© Nicolas Rouger-Divet
C'est à 18 ans, en déménageant à Londres, qu'elle découvre un nouveau monde de possibilités. Enfin sortie du "système", elle peut faire ses propres expériences. Elle se confronte à la réalité de la vie en dehors du monde cloisonné qu’elle a connu dans son enfance. « Maintenant, je m’en tape, mais évidemment, quand on sortait en boîte et que j’étais la seule à ne pas me faire draguer, ça me faisait quelque chose. »
 
Elle devient la première handicapée à étudier les arts plastiques à l'université du Sussex, à Brighton (qui lui a décerné en 2014 un doctorat honoris causa pour sa contribution aux arts). C'est là que se dessine son chemin d'artiste, celui qui va définir sa personnalité. Au lieu de se cantonner à la peinture, elle fait des moulages de son corps nu, et l'expose. Les réactions sont positives ou négatives, mais jamais neutres. Son œuvre, aujourd'hui, continue de tourner autour du corps et des perceptions des corps. 

« Le public se plait à faire un parallèle entre mes statues et la Vénus de Milo. C'est représentatif du système esthétique dans lequel nous vivons. La beauté de cette Vénus réside dans l'extension de la statue, dans ce qu'elle était avant de perdre ses bras, et pas dans sa beauté telle quelle. Pour les handicapés de naissance, la perspective est complètement différente. » 

« J'ai passé ma vie à détruire des barrières »

Malgré ces propos, Alison ne fait pas de politique, et surtout pas par son art. « Je déteste le politiquement correct, je dis ce que je pense. J'ai passé ma vie à détruire des barrières, souvent de façon assez directe et violente. Mais pour moi, ma nudité, ma sexualité, qui reviennent souvent dans mon œuvre, sont des sujets d'abord personnels, une façon de me découvrir. Ce sont les autres qui en font une controverse. Je suis Alison Lapper, et je suis unique, pas à cause de mon handicap, un terme que je conteste de toute façon, mais grâce à ma personnalité. L'identité de tout le monde se forme aussi à travers les difficultés que la société nous impose. Cela aurait aussi pu être mon orientation sexuelle, ou ma couleur de peau. »

À l'âge de 34 ans, Alison donne naissance à Parys, après avoir subi plusieurs fausses couches entre 20 et 30 ans. Le père de Parys part avant sa naissance mais Alison est convaincue de son choix de garder l'enfant. « Evidemment je savais déjà que cela aurait été un sacrifice, au niveau physique : j'ai de l'arthrite tout le long de ma colonne vertébrale et je suis dans une chaise roulante la moitié du temps maintenant, alors que c'est quelque chose que je n'aurais jamais accepté à 20 ans. » On a essayé de la décourager, car la phocomélie est transmise génétiquement. Mais elle est très claire avec elle-même : « Je me suis dit : "S’il nait comme moi, qui peut, mieux que moi, l’éduquer ?" » 

La statue dérangeante de Trafalgar Square

C'est un changement de vie qui ne passe pas inaperçu. Pendant sa grossesse, elle accepte de poser pour le sculpteur Marc Quinn. La sculpture d'Alison, simplement nommée Alison Lapper Pregnant (Alison Lapper Enceinte), devient emblématique.

La statue, de @plus de 3 m 50, fait les grands titres quand, en 2005, elle est installée sur la quatrième colonne de Trafalgar Square, en plein centre de la capitale anglaise. Elle y reste plus de deux ans. Certains l'appellent un acte de courage, comme le maire de Londres de l'époque, Ken Livingstone, mais elle récolte aussi le dégoût de beaucoup, y compris le Sun, le tabloïd le plus lu du pays. 
 
« Au bout du compte, ils se sont excusés publiquement, autrement je ne leur aurais pas donné d'interview. » Elle accepte aussi de faire partie de la série de la BBC Child of our Time (Enfant de notre temps), qui suit, pendant leur enfance et adolescence, une vingtaine d'enfants nés autour de l'an 2000.

Y arriver toute seule, pour elle-même

© Nicolas Rouger-Divet
Son choix de montrer au monde la vie qu'elle et Parys mènent  est pragmatique, parfois financier. Se voir devant la caméra, c'est aussi une façon de prouver qu'elle peut y arriver, toute seule, pour elle-même avant les autres. « Je ne savais pas si j'arriverais à être maman. Je n'avais aucun repère de maternité, aucune relation avec ma mère ou ma grand-mère, et très peu d'exemples de famille "normale" autour de moi. »
 
« Parys et moi n'avons jamais vraiment eu d'espace personnel. J'ai vécu toute seule pendant plus de vingt ans mais depuis qu'il est tout petit, j'ai eu besoin du soutien de quelqu'un. Quand il était très petit, je pouvais le soulever avec mes dents. Mais dès qu'il a commencé à marcher, vers treize mois, c'est devenu plus difficile. »

Les caméras du grand public qui passent et repassent (les Lapper s'apprêtent en ce moment à accueillir des documentaristes coréens), ne sont qu'une partie de l'attention que la société prête à cette famille atypique. Bien avant la naissance de Parys, les services sociaux ne font pas confiance aux capacités d'Alison d'éduquer son enfant. Elle se heurte à des attitudes hostiles qui la forcent « à prouver non seulement que je suis une mère adéquate, mais aussi que mon fils est un enfant parfait. » 
 
Elle regrette ce manque de soutien, qui continue jusqu’à aujourd'hui, malgré les recommandations toujours positives des travailleurs sociaux. « On m'a prévenu cette année qu'une procédure avait été engagée pour déterminer si Parys devait devenir mon aide à domicile. Il va avoir 15 ans, donc ils considèrent que c'est assez âgé ; je perdrais les allocations dont j'ai bénéficié jusqu'ici et qui contribuent au salaire de mon assistante. »

« Mon fils est le cauchemar d'un nazi »

© Nicolas Rouger-Divet
Quand Parys passe inopinément devant le café dans lequel nous sommes attablés, son langage corporel est unique pour un adolescent de 14 ans. On s'attend à la moue collée aux lèvres, à une addiction aux jeux vidéo, mais pas à ce qu'il vienne embrasser sa mère volontairement, tout en rechignant. C'est un étrange paradoxe. 
 
« Parys est très conscient de son pouvoir sur moi : il a 14 ans, et il fait déjà 1 m 70. Depuis tout petit il s'adapte à cette différence physique, instinctivement. Je n'ai jamais vraiment eu besoin de le toucher pour lui faire comprendre certaines choses, comme par exemple regarder des deux côtés de la rue avant de traverser. » Il y a sans doute des leçons universelles dans cette éducation différente.  
  
Cet enfant qui la surprend toujours, et qui est tellement différent d'elle, n'est-ce pas aussi l'ultime expression artistique ?

« Dans un sens, oui. Il est parfait. Mon fils est le cauchemar d'un nazi, un grand blond, yeux bleus, né de la pire des éclopées. Donc c'est assez moi, la pitre : un grand pied de nez à la vie. En même temps, Parys était d'abord un heureux hasard, et son éducation, des découvertes permanentes. Ça, c'est complètement contraire à la personne que je suis en tant qu'artiste. J'ai tendance à créer de façon raisonnée, planifiée. »

« L'art permet aux gens de sortir de leur zone de confort »

« La vie pose beaucoup de questions, dont notre identité, nos racines, nos futurs, auxquelles il ne peut y avoir de réponse simple. L'art permet aux gens de penser, de sortir de leur zone de confort, et ainsi de trouver leurs propres réponses. Éduquer un enfant, en un certain sens, c'est pareil : cela pose beaucoup de questions, mais la vie ne donnera jamais de réponse. C'est un miroir du processus créatif de chaque artiste. »
 
Parys, lui, n'est pas toujours impressionné par sa mère, grande gueule farfelue. Est-ce qu'il est fier de sa mère ? Est-ce qu'il arrivera à s'échapper de la vie médiatique, de l'image de l'enfant d'handicapé ? « Je lui fais confiance. Bien sûr, j'ai toujours peur d'avoir fait des erreurs, mais on verra. Quand il aura 25 ans, ce sera intéressant de voir ce qu'il pense de moi, et de son enfance. » 
 
L'œuvre d'Alison est en mouvement. Elle travaille en ce moment sur un nouveau projet photographique autour du corps des adolescents. Mais Alison échappera toujours à Alison : une reproduction gonflable de la statue de Marc Quinn de plus de 10 mètres de haut est devenue un des symboles du Royaume Uni lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Londres en 2012 avant d'être exposée à la Biennale de Venise en 2013. Elle suscite toujours autant de controverse. 

Et elle est partie, klaxon hurlant

Sur sa voiture : toute une vie dans un slogan. © Nicolas Rouger-Divet
« Évidemment, beaucoup de gens me disent aussi que cela fait mal à la cause des handicapés ; son apparition aux Jeux Olympiques, c'est comme s'il n'y avait plus de problèmes. Mais je ne suis pas une héroïne du combat politique. Je suis moi, Alison Lapper. J'ai beaucoup de questions, je pense que toutes les réponses se doivent d'être individuelles. »
 
Alison fait des ateliers de peinture avec les enfants des écoles primaires alentour. « Je les fais peindre avec leur bouche, avec leurs pieds. J'ai fait ça avec Parys aussi. Ça leur permet de réfléchir aux situations de handicap sans avoir besoin de leur faire un cours. » C'est sans langue de bois que les enfants lui demandent comment elle se lave les fesses ; elle en rigole : « Les enfants, c'est extraordinaire. Ça pose plein de questions. Le problème, c'est les adultes. »
 
Nous sortons et descendons une des rues principales de son village ensoleillé de Shoreham-on-Sea, près de Brighton. Les regards des passants sont pesants, mais Alison ne pense qu'à décrire l'amour qu'elle porte à cette région du monde, pleine d'artistes excentriques comme l'Angleterre les fait si bien. Elle me dépose à la gare, et on s'embrasse chaleureusement. J'ai l'impression d'être entré dans un monde à part, l'espace d'un instant. C'est avec le sourire, et plein d'optimisme batailleur que je vois disparaitre son véhicule, klaxon hurlant. Sur la vitre arrière, un slogan : "Smile – it confuses people".

Nicolas Rouger-Divet 

Vient de paraître
 
                                ÊTRE PARENT QUAND ON EST EN  SITUATION DE HANDICAP
                       DANS UN LIVRE-DVD, DES PARENTS ET PROFESSIONNELS TÉMOIGNENT 
 
Le titre : Un parfum de victoire. Les héros : Richard, Thérèse, Julien, Sandrine, Valérie, Magali... Au total, ils sont un peu plus de vingt, jeunes ou grands-parents, en couple ou célibataire, déficients sensoriels ou moteur ou bien encore intellectuels. Sur les pages et les images du livre-DVD, ils partagent leur expérience, leur cheminement personnel, leurs réflexions, leurs souffrances, leurs bonheurs... Rappelant qu’ils ont des désirs similaires aux personnes dites « valides », qu’ils rencontrent sur le chemin de la parentalité les mêmes interrogations. 
 
Riche aussi de la parole de professionnels, chercheurs et d'associations, Un parfum de victoire (qui intègrera cette rencontre avec Alison Lapper) se veut accessible à tous. À côté de reportages (en crèche et autres services d'aide à la parentalité, avec d'autres parents), le DVD présente tous les témoignages en version audio. L'ouvrage est publié par Histoires Ordinaires Éditions avec le soutien de la Fondation de France, de la Ville de Rennes et du Conseil général d'Ille-et-Vilaine. 

CE REPORTAGE EST DISPONIBLE AUSSI EN VERSION ANGLAISE


Dans la même rubrique