30/08/2017

Les ŒUVRIERS d'Uzeste accouchent d'inattendu, d'inentendu


Uzeste, ce village rural de 400 habitants bâti autour la Collégiale Notre Dame, austère et élégant édifice gothique du XIIIème et XVème siècle, est le théâtre tout au long de l'année et cela depuis quarante ans, d'une aventure musicale, artistique, intellectuelle et d'éducation populaire inédite, initiée et inspirée par Bernard Lubat, batteur, pianiste, multi-instrumentiste et "Œuvrier Taulier*" de la Cie Lubat de jazzcogne.


Deux jours à la "Hestejada de las arts", 40 ème édition, temps fort Estival des œuvriers d'Uzeste.

œuvriers.mp3  (19.97 Mo)

Nous abordons Uzeste par le chemin forestier : cinq kilomètres à vélo depuis le château fort de Villandraut. Dans ce sens, un léger faut plat ! En cette fin de matinée, des festivaliers (artistes ou spectateurs ?) quittent la cinquantaine de tentes, camping-cars ou fourgons aménagés installés sur le terrain de foot communal. Sur l'esplanade de la collégiale, le centre névralgique de l'évènement, des membres du GFEN (Groupement Français d'Education Nouvelle)  préparent "un apéro gros mots" : "Mélangeons tout ça, proposent-ils : les vrais gros mots, les indécents, les mal polis, et les autres, ceux que l'on utilise tout le temps dans le langage courant et qui sont des énormités : impôts, fatalités, pauvreté, réfugiés, échec et chèques..."

Bernard Lubat : "amusicien, jazzconcubin, patati-patatphysicien, mal-polyinstrumentiste, ininterprête, désarangeur, scatrap'conteur, psychomédien..." comme il se définit lui même et j'en passe...
Il est midi. Une centaine de personnes sont assises devant la barraque CGT ou bien déambulent autour de la collégiale. L'ambiance est paisible, presque silencieuse. N'allez pas croire, vous qui arrivez, que les "œuvriers*" d'Uzeste vous ont attendus. Depuis 10 h ce matin, dans l'enceinte du jardin partagé, l'atelier d'imaginaction éduc'active" propose une initiation aux rythmes avec les "tambours de Jazzcogne". Vous auriez pu contribuer à la conception et à l'écriture d'une "œuvre théâtrale en chantier" avec la compagnie "Uz et coutume". "Installation de la catastrophe",  leur prochain spectacle, propose de montrer "comment l'abolition de la dignité humaine au vingtième siècle s'est faite non par la bêtise mais par la pensée...". A moins que vous ayez préféré assister au débat organisé par la CGT d'Aquitaine, un partenaire historique du festival. Ce matin ils étaient cinq en table ronde - réalisateur, syndicaliste, militantes associatives, enseignante chercheuse - pour "un focus sur le travail domestique des femmes".
 
Chaque matinée depuis le début de la semaine le festival propose ateliers artistiques, projections de films et documentaires, débats... La Hestejada de las arts est d'abord un libre espace (étendu sur deux journées aux communes de Lucmau et Pompéjac) de culture et d'éducation populaire. L'après-midi et jusque tard dans la nuit vont s'enchainer conférences, spectacles de musique, de chant, de théâtre, de contes, de cirque, de pyrotechnie, d'image et son, de cinéma, le tout parfois mélangé et souvent génialement improvisé : des moments d'enjazzement et de créolisation comme parle Bernard Lubat. La programmation est foisonnante et diffusée dans de multiples lieux de charmes, souvent mis à disposition par les habitants du village : les parcs Seguin, Lacape, Daudet, la grange Viera. Autant de cocons pour de petits ou moyens groupes de spectateurs à l'unisson des artistes. Et cela durant les sept jours que durent la "hestajada de las arts", une - et la principale - des quatre grandes manifestations estivales d'Uzeste.

Du côté de l'Estaminet-Théâtre Amusicien

Dans le Parc Seguin, Rigodon: le picard avé l'occitan l'accent grave avec l'accent drôle...
Un peu déroutés par l'ambiance plutôt concentrée de la collégiale, nous rejoignons l'autre pôle du festival : l'"Estaminet- théâtre Amusicien", le cœur du réacteur, le siège de la "cie Bernard Lubat". On y mange, on y boit, on y croise à toutes les heures du jour et tard dans la soirée les artistes qui convergent à l'issue de leurs prestations. C'est là aussi que l'on choisit et achète les spectacles et manifestations payantes. Pour 5 à 20 euros - un forfait de quarante euros par jour ou un pass de 160 euros la semaine sont proposés - on peut assister aux créations de la centaine d'artistes professionnels invités. Tout ça sans cohue, sans file d'attente. L'organisation très professionnelle bien qu'appuyée sur des bénévoles, n'est jamais trop visible, ni contraignante. Et surtout aucun délire sécuritaire ni phobie de contrôle...

En deux jours, trop courts, nous allons vivre un riche parcours artistique et intellectuel, en découverte et en ouverture, toujours concernés, souvent surpris. En ayant parfois l'impression de renouer avec des expériences lointaines, oubliées, enfouies dans notre inconscient et notre imaginaire créatif ; le sentiment curieux de retrouver des personnages familiers, pourtant jamais réellement croisés : André Minvielle, Jacques Bonaffé, Gilles Defacque, Laure Duthilleul, Marc Perrone, Jacques Di Donato, Marie-Odile Chantran... Acteurs, musiciens polyinstrumentistes, chanteurs, compteurs, improvisateurs impénitents, fidèles au poste et en amitié artistique... ça pour les vieux. Avec eux, parfois on pense à Prévert et au groupe Octobre.

La surprise est aussi dans la découverte de tous les jeunes artistes, à l'école d'improvisation du "non-maître", l'œuvrier taulier** Bernard Lubat et de Louis Lubat, son fils, animateur du "Parti collectif". Les réminiscences sont alors pour nous plus du côté du Larzac ou de Plogoff rejoignant la culture "zadiste" bien actuelle.


Lubat pères et fils...

De prime abord, le public d'Uzeste semble réparti en deux générations : une masse visible de seniors, jeunes retraités (ou pas loin), cheveux blanc ou poivre et sel assumés, barbes de trois jours ou de patriarches pour les hommes ; des groupes plus diffus mais très actifs de jeunes trentenaires seuls ou en couples parfois avec de jeunes enfants. Nous posons une hypothèse : les jeunes sont plus acteurs (artistes, bénévoles, stagiaires...), les seniors sont plus spectateurs... Une plus longue immersion relativisera cette typologie sauvage : du moins du côté des artistes et animateurs tant le mélange de générations est une des clés de la vitalité créatrice de l'évènement.
Pour comprendre Uzeste il faut connaître le parcours et la personnalité exceptionnelle de Bernard Lubat, et plus largement de la famille Lubat, de leur extraordinaire force d'attraction et de transmission dans ce territoire des Landes de Gascogne.. Dans un excellent article paru dans le journal Le Monde d'Août 2011, Francis Marmande donne des clés : " Bernard Lubat s'est éduqué en éduquant. Ayant fait ses preuves sur toutes les scènes - contemporain, classique, musette, jazz, java, chanson (il était le batteur génial de Claude Nougaro. NDRL), Lubat est revenu au pays natal pour mieux cerner l'universel : "Je ne voulais pas finir subliminable, comme un couillon du jazz..."
 
" Son cahier de retour au pays natal se confond avec l'historique de L'Estaminet, désormais Théâtre Amusicien... Maison fondée en 1937 par Marie (géniale à la cuisine) et Alban Lubat (à l'accordéon), bal mambo musette (les samedis soir, dimanches après-midi, jours fériés), salle de réunions syndicales, politiques, citoyennes (jeudi soir), concours de belote (vendredi soir), épicerie, L'Estaminet anime un village de la Haute-Lande comme il s'en trouvait partout. Tous n'ont pas donné un Lubat..."
 
Alban Lubat accordéoniste batteur, Bernard Lubat polyinstrumentiste et maintenant Louis Lubat (fils de Bernard et de Laure Duthilleul) batteur... Dynastie artistique ? Non. Filiation oui. Mieux encore affiliation dans "un lieu d'accouchement d'inattendu et d'inentendu" dont Bernard Lubat est toijours le maïeuticien principal. Comme le remarquait Francis Marmande : "Uzeste ne fonctionnerait pas sans ses fidèles, ses chevaux-légers de poids. Ne citons, pour les disparus, que Bernard Manciet, Edouard Glissant, poètes, ou André Benedetto et Armand Gatti, hommes de théâtre. Pour les psycho-actifs de la bande, Auzier, Minvielle, Achiary, Portal, Shepp, Perrone. enfin les veilleurs au grain : Charles Sylvestre (éditorialiste à L'Humanité)... Marcel Trillat (cinéaste). Plus tous ceux qui sont, qui font Uzeste" : de Martin Lartigue et Jacky Liégeois, graphistes, à Laure Duthilleul et Martine Bois..." et nous ajouterons les collectifs œuvriers sans qui l'évènement ne pourrait se dérouler : les techniciens, les militants de la CGT, du GFEN, les bénévoles et les habitants d'Uzeste... Tous nous les avons croisés dans les rues, vu à l'œuvre, applaudis dans les spectacles.
 


* Le MANIFESTE ŒUVRIER

Roland Gori, psychanalyste, professeur émérite de psychopathologie à l'Université Aiix Marseille, Charles Sylvestre journaliste, ancien directeur de l'humanité se sont joints à Bernard Lubat pour écrire et diffuser le "Manifeste des œuvriers" (aux éditions Actes Sud). L'après midi de samedi, la 40ème Hestajada de las arts a fait une place particulière à la promotion et au débat autour de ce mot/concept énigmatique, polysémique traduisant "l'intuition d'une urgence et la nécessité de révolutionner la relation au travail, à la vie. Pour en finir avec le travail en miette, le dés-œuvrement généralisé qui hante le monde social... L'œuvre, pensent les auteurs du manifeste, n'est pas incompatible avec le travail, le travail bien fait dans l'amitié et le goût. On peut gagner sa vie mais aussi la partager avec les autres en produisant des objets et des services de qualité. Il faut pour cela restituer aux conditions sociales des métiers leurs dimensions artisanales et artistiques, faire œuvre."

Les trois Œuvriers, artiste, journaliste et chercheur, appellent depuis Uzeste tous les Œuvriers à se manifester. " L'ouvrier, l'employé, le technicien, l'ingénieur, le chercheur, le soignant, l'éducateur, le magistrat ne veulent pas être programmés sous la dictée. Ils ont un savoir, des idées, de l'imagination, ils veulent être rétribués et reconnus pour cela, affirment-ils"

" Ouvrier, Œuvrier, mouvement ouvrier, mouvement œuvrier, qu'y-a-t-il aujourd'hui entre ce néologisme œuvrier et ces chers disparus du langage officiel, l'ouvrier et le mouvement ouvrier ? Une recherche dans l'évolution des métiers ? Une enquête sur la condition d'un monde salarié que l'on sait éclaté, ? Un examen de ce que l'on préfère nommer mouvement social ?  Le travail rationalisé, contraint piloté sans discussion atteint ses limites, dans l'inhumanité. de la souffrance au travail... Et aussi dans l'absurde privation de ce que promettent et peuvent apporter les progrès technologiques.... Des possibilités de rapidité, de calcul, de connexions, de puissance, de ce gain d'intelligence (artificielle) que fait-on ?... C'est là que le retour à l'œuvre, que l'œuvrier des temps modernes sont attendus.... Le temps libéré par la performance technologique devrait permettre de repenser son travail, de se parler, d'échanger les expériences sensibles de chacun et du groupe."

"La société, continuent d'interroger les auteurs du manifeste, est-elle vouée à une prolétarisation galopante, entre consignes et exécution, entre procédures et évaluations, à coup de chiffres et d'objectifs ? Ou la personne va-t-elle, dans le professionnel et grâce aux nouvelles technologies retrouver ses droits ? Et positifs ils concluent : "Dans le temps maîtrisé, dans le temps retrouvé au travail, on peut tout imaginer : introduire la notion de compagnonnage, celle d'apprenti, revaloriser celle de métier en cultivant sa part d'appréciation subjective, sa part d'invention, sa part de créativité ? "

Ici, à Uzeste, le manifeste trouve un écho immédiat auprès d'un public de militants syndicalistes, politiques, culturels et d'artistes engagés qui trouve là prolongation des luttes sociales de 2016 - les nuits debout et les protestations contre la loi travail et un ferment pour une rentrée, qu'ils annoncent chaude. 

**Le spectre de l'ŒUVRIER-TAULIER

Les trois signataires du manifeste s'attaquent aussi aux conditions de production et à l'économie de la production artistique. " Un spectre hanterait-il le monde de la culture, celui de l'œuvrier taulier" ? L'œuvrier, c'est connu, ne doit penser qu'à la postérité et le taulier qu'au pognon en fin d'exercice. L'Œuvrier Taulier - à l'image de Bernard Lubat et des artistes associés à Uzeste - doit donc tout assumer de sa démarche : la prétention et le risque, la réussite et l'échec, la folie sans compter et les comptes de fin d'année. Il est dans le rouge d'une contradiction entre le marchand et le non marchand. L'artiste est aussi une réalité économique, il a une valeur, un prix et en même temps, chaque fois que le marchand veut plier le non marchand, l'œuvrier se rebelle ! "


Aux années prochaines... longue vie aux Œuvriers d'Uzeste et du monde.

On ne revient pas indemne de quelques jours passés dans ce maelstrom des œuvriers d'Uzeste qui jazzcognent et créolisent à tout va, improvisant en toute impunité et liberté sur tous les thèmes : art, culture, politique, philosophie, psychologie, économie... Et nous avons une furieuse envie de revenir. Rendez-vous à la 41ème hestajada de las arts d'Uzeste... 


Alain Jaunault, Joëlle Guyard
 


Dans la même rubrique