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Dans cette critique, Gilles Cervera nous invite à découvrir un auteur, Pierre Michon, qui à 27 ans d’intervalle publie la suite de ses deux Beune. un auteur rare puisque sa dernière publication, Les Onze date de 2009. Prenez le temps de lire la critique, vous aurez envie de découvrir ou redécouvrir Gracq, Bergounioux et Michon.


Les deux Beune, de Pierre Michon

04/05/2023


Pierre Michon, auteur rare, aura écrit en deux temps ses deux Beune ! Quasi trente ans les séparent. Point-virgule et mots précieux se réjouissent ! Michon n’avait rien publié depuis Les Onze en 2009 !

Entre lèvres et lièvres

Pierre Michon est rare.

C’est notre autre Gracq. Leurs langues nous fascinent pour peu qu’encore la langue fascine. Langue non pas traquée ni pressée, urbanisée, mais haute langue de littérature, au plus ancien sens du terme. C’est-à-dire qu’elle entoure, enveloppe, ensorcelle voire, nous prend là, si vous voyez où là est.

Là : le ventre, les rêves, le sens du sens.

L’essentiel.

Pierre Michon aura écrit chez Verdier en tout et pour tout, pour l’heure, neuf ou dix livres. Michon ne sort pas ailleurs que chez le bel éditeur aux couvrantes jaunes d’or comme Gracq n’a fait aucune infidélité à Corti, en face du Luxembourg, où je lèche la vitrine ad libitum pour voir l’ombre de José. Il n’est plus à sa table depuis longtemps mais sa maison continue d’éditer des inédits de Julien Gracq. Lire le merveilleusement érotique La maison. Court et bon !

L’érotisme de Michon part du paléolithique, suit les fentes de roche, origine le monde, donc, et nous reprend ce jour aux confluences en triangle des Beune, la grande et la petite, lesquelles se jettent, à corps perdu, dans la Vézère.

Michon localise, situe, il est précis.

Gracq et Michon sont autant poètes que géographes. Autant du paysage que du foie, des rates, et de tout ce qui remue dans le remue-ménage des ventres. Ces derniers sont des combes, parfois dolines ou quelquefois cratères, crevasses, grottes qui furent habitées avant les grands lessivages, ici au karcher !

Le ventre de Michon s’avance, pousse, effraie même celui dont le sexuel impensé est partout et tout le temps présent. Le pubis tend les tissus autant que le ventre de Pierre, car homme et femme viennent du plus vif et irréductible désir. La vallée ourle, les arbres gercent, le froid est chaud, l’humide lourd, le ventre du vent mouille.

Gracq et Michon sont d’avant, écrivent de bien avant hache-tague-Metoo.

Il faut les lire sans les œillères d’aujourd’hui. Idéologiques, encombrantes. Lisons-les littérairement. Les lire comme on a pu lire Blanchot, Bataille, Barthes ou Foucault, en liberté !

Lire dans l’absolu, voilà le mot, les deux Beune de Michon.

Le monde avait mis ses dentelles pour que je les froisse, il m’aguichait de toutes les façons ; le monde est une femme.

Lire, le souffle court, l’infinité du désir toujours reporté. Lire le roman brûlant, se brûler les doigts en tournant les pages, de la patience et du feu ! La buraliste sanglée à qui on achèterait des Marlboro même si on ne veut plus jamais fumer. L’instituteur s’appelle Pierre. Son amante s’appelle Mado, étudiante à Périgueux. Pierre s’occupe, années soixante, dans sa petite école enfoncée dans les pays de grottes antiques des enfants qui sentent la vache, ont les mains épaisses. Il tente de les faire multiplier, additionner avec ou sans retenue, rudement.

Mado vient voir Pierre en Dauphine (pas besoin d’ajouter Renault aux lecteurs connivents !) et quand le brouillard noie les Beune, les Berliet de grumes sont obligés de stopper devant Mado, jalouse à crever, c’est justifié, qui démarre en rage et en trombes sa si légère Dauphine vers les virages dont on ne voit ni la porte et encore moins, à trois mètres, rien de la sortie.

L’accident obsède, le crime plane, la mort pourrait rôder, les masques être arrachés, c’est mardi-gras au pays des mascarades, tout pourrait survenir, notamment les passages à l’acte de brutes. Chasseurs, pêcheurs, le calva blondit les verres et, été comme hiver, les bouches avides. Tout ici sent son sang. Il pourrait ruisseler ou c’est le sperme. C’est le ferment.

Le passage à l’acte a bien lieu, liturgique, assomptionnel !

Sa voix se brisait. Elle baissa la tête. Elle était au bord de jouir.

C’est par la langue qu’on prend les poissons et les hommes.


Lire la langue incroyable de Pierre Michon. Se peut-il qu’on écrive après Michon ?

Oui bien sûr.

Je le sais qu’il y en aura d’autres, toujours, ne différant pas des phrases différentes, soulevant des paragraphes en flammes, ouvrant des styles aux fluidités lacrymales ou séminales. Il y aura toujours et encore d’autres Gracq, de nouveaux Bergounioux (penser aussi à lui), d’autres Pierre Michon, aux incomparables méthodes stylistiques, d’inspires et de respires, de mots et de souffles, d’entre-mots et d’entre-souffles, pile où se pointent la mort et en même temps le renaître. Il y aura toujours des écrivains dont le manifeste est d’écrire, point c’est tout, sans mains liées, sans injonction ni catéchèse. Tiens, justement, les deux Beune nous invitent à prier en lisant, à lire comme on prie, une double déesse pariétale, femme-homme, où le nylon froissé remonte à l’antique, et les lèvres du haut à celles du bas.

Chatoyantes.

Pierre Bergounioux. Julien Gracq. Pierre Michon. Trois Beunes ! L’écriture depuis les sources jusqu’aux estuaires, d’ourlets en vallées, de soies douces en cimes à couteaux, de failles rousses, de fentes faites à fantasmes en fête !


Gilles Cervera

Les deux Beune. -
Éd. Verdier,160 pages.18,50 €

 


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