Manu, c’est sûr, c’est en tant qu’intrus qu’il nous reçut.
Je m’approchai de lui alors que notre maison en face la sienne allait subir quelques modifications notoires, et je m’en doutais, je le savais que le trou béant que j’allais remplir changerait son horizon. L’horizon, ce qui reste le plus précieux, n’est-ce pas. Un droit, l’horizon d’après la philosophe Cynthia Fleury, un droit comme celui au silence, (merci le Parlement, la nuit !) et au deuil, entre autres droits d’importance.
L’horizon, le silence et le deuil. Trois droits opposables.
Et Manu ne s’est pas opposé car on allait seulement boucher une dent creuse, celle face à chez lui. Et à chez Marie-Luce.
La rue est donc une mâchoire qui ne mâche que le vent. Ses angles nets ne le choquent pas.
Donc, je m’approchai de Manu, lui annonçant que j’étais bien heureux d’être son nouveau voisin dans cette rue bien calme et là il m’arrêta net. Mais non, il me dit simplement. Mais non, me redit-il, ce n’est pas possible, cette maison est en location.
Interloqué, je fus.
- Mais non, vous n’êtes pas chez vous dans cette maison.
- Mais si je vous assure.
- Mais non, cette maison en face est une location..
- Non non, rétorquai-je, souriant quoique médusé, et petit à petit, reprenant la main. Nous avons fait affaire et nous vous l’annonçons que nous sommes les nouveaux propriétaires. Manu, têtu, non de la tête, non des mains et nom d’une pipe, me répète que non, ce n’est pas possible. Cette maison est une location.
- Nous serons donc vos voisins..
- Pas possible.
- C’est ce que disait et redisait Manu.
On se serait cru ailleurs, sur une scène de théâtre. Beckett ou plus drôle, Dubillard !
Il accommoda petit à petit. Je justifiai de l’achat, d’à qui la maison appartenait, à qui elle n’appartenait plus, de nous désormais qu’elle répondait. Moins surpris au fur et à mesure de mon récit, redressant et comprenant cet événement qui sans qu’il fût possible qu’il l’anticipât lui arrivait, il me dit tout le mal qu’il pensait de cette bâtisse qu’imprudemment j’avais, sans lui demander son avis, acquise. Méfiez-vous de :
Une liste suivit.
L’humidité entre autres fut mentionnée, le manque d’isolation, les aléas divers, bref, il nous déconseillait de l’avoir adoptée. Tant pis, lui dis-je, c’est fait. C’est fait, c’est fait, ajoutais-je sans doute, afin qu’il reconsidérât l’entièreté de ce qu’il découvrait et qu’il le découvrit mieux. Je passais au concret quand lui continuait la liste des défaillances, lézardes et lézards à venir à coup sûr. Manu donnait dans le péremptoire. Je lui annonçais le trou qu’on boucherait, le vide rempli et l’horizon que, du coup, il perdrait et l’avenir pas rose à venir.
Il se recomposait.
Reprenait ses appuis. Répondant à ma question depuis combien de temps habitez-vous la rue, sa colère rentrée ressortit. Car il n’était pas de la rue. Et toujours il s’en sentait exclu, n’y étant pas né, n’ayant pas tapé le ballon avec les voisins devenus vieux. Il était donc et resterait donc l’intrus et il me le disait que ç’allait être coton, vous verrez, jamais vous n’en serez.
Je lui disais qu’en effet, y arrivant, je ne pourrai prétendre en être que depuis ce petit bout de temps. Il me rétorqua que jamais, mais jamais vous m’entendez, vous ne serez de là.
- Bon, lui dis-je, comment s’en sortir ?
Je m’enquerrai de ses enfants. Il en a trois me dit-il et eux ? hasardais-je, s’ils sont nés ici, c’est qu’ils sont de la rue. Il me disait que non, pour eux, c’est pareil. Je me rendis compte à ce moment-là que je ne pouvais que le suivre dans sa malédiction et surtout son pessimisme chronique dont, il faudra y revenir, je peux partager un des rhizomes !
Manu est formidable. Il a plusieurs métiers. Il travaille en journée, dur, physiquement et le matin de bonne heure, il fait ronfler le moteur de son scooter, file à contre sens, pas de raison à cinq heures (ni jamais) de s’emmerder avec un sens interdit qui est survenu après qu’il se fût installé.
Bien après. Donc, illégitime !
Il distribue les Ouest-France dans les boîtes aux lettres entre 5 et 7 et file ensuite à son travail. Une journée avant l’autre et il prépare sa retraite avec un ami qui l’a prise avant lui et travaille les arbres, coupe et met en tas, livre et fournit les poêles ! C’est à sa manière qu’il me l’a annoncé.
Il traverse en scooter, un matin, la chaussée. Vroum en accéléré, coup de frein, pile, il pile à mes pieds. Du fond de son casque motocycliste, il me dit sans autre forme de procès
- Vous avez un poêle, vous !
- Impossible de le nier.
- J’ai vu le tuyau qui sort du toit. Vous achetez du bois !
Suit donc le récit sur son nouveau job auprès de son ancien collègue. Je lui dis qu’en ce moment, ma corde est une corde et que plus tard, un hiver plus tard, sûr que je me rappellerai de la proposition. Manu est ainsi, direct et franc, braque. Vroum, il repart à fond, casque fermé qu’il n’a donc pas ouvert pour me parler !
Manu est curieux de tout. Il vient sans qu’on le voie voir le chantier de notre maison en construction. Il nous dit comment ça se passe, ce qu’il voit si on le surprend par hasard, derrière les matériaux, mains sur les hanches, qui regarde les coulisses qu’il ne verra plus quand la maison sera finie, la nôtre, en face de chez lui. Lorsque son collègue nous livre du bois de sa forêt proche de la ville, il est bien sûr au courant de notre commande. Il se pointe à la bonne heure, donne la main. On rentre le bois à quatre. Le collègue, mon épouse, Anne, Manu et moi. Ça fonce, c’est efficace. Une chaîne efficace. Il parle peu. Il parle un peu, du covid, des histoires de maladies, du bois. Surtout de la qualité du bois. Il caresse les bûches au lieu de les poser. Quand il s’agit de boire un café pour se réconforter, il disparait. À chaque fois, bizarrement, Manu s’est évaporé au moment de rentrer dans la maison, s’asseoir, boire un jus. Plus de Manu.
Météore Manu.
Son collègue, ça ne l’étonne pas. Il dit même ça lui ressemble.
Un jour il me fait signe depuis son trottoir d’en face. Je m’approche. Il me dit vous vous rappelez tout le mal que je vous ai dit de votre maison. Des murs fissurés. De l’humidité. Des taches. J’ai eu tort. Elle est belle et solide, bien construite cette maison.
Et son poêle, c’est formidable. Votre poêle. J’en aurais voulu un. Mais ce n’est pas possible d’installer un poêle.
Il vit avec Marie-Luce. Comment dire de Marie-Luce ? La lumière. C’est ça. Beaucoup de lumière illumine Marie-Luce qui, lorsqu’elle invite quelques voisins dans la véranda, fait des gâteaux épais comme ça, des mousses au chocolat mousseuses comme ça, bref, le café d’après le repas devient une libation gourmande ! Marie-Luce, comment l’expliquer, est la cousine germaine, oui germaine, de la maison d’en face de mon enfance à cent kilomètres de la rue.
Cette rue dont je parle ici, de Pierre, Eugène ou Colette et Michèle, prolonge les rues de l’enfance, celles qui déroulent dans la mémoire, bordant les jardins au bas d’une grande baie, un V immense qui commence avec Paimpol à gauche et finit avec le phare de Fréhel à droite. Bon, les cousines germaines de Marie-Luce ont été pour moi des sortes de sœurs, je n’en avais pas, et le cousin germain de Marie-Luce, Robert, un jeune frère, je n’en avais pas. Promis, je reste à ma place, dans cette rue dont je parle et qui n’est pas la rue de mon enfance.
Mais tout de même. Coïncidence, hasard, il aurait fallu que j’interroge Manu à ce point quantique de la friction temporelle !
Je ne peux pas ici, car on ne peut pas désubjectiver une rue, énoncer que Marie-Luce avait pour cousines germaines les filles d’en face de mon enfance sans ajouter que Manu fait partie des amis de l’écrivain local de ma ville d’enfance enfoncée dans sa baie. Le plus russe des romanciers français, disait-on de lui. L’auteur lauréat du prix de la Littérature Populiste avant que le mot ne se détériore, oui, Louis Guilloux soi-même que j’ai rencontré quelques fois, lycéen transi, entre seize ans et le bac. Manu n’a lu que lui, il ne connaît que lui, de sa vie, de ses livres, ses Carnets, tout. Comment ne pas se dire ici qu’une partie mélancolique de Manu naît de ce pays des marées qui remplissent tout puis vident tout. Ce grand bleu suivi de ce grand gris.
Manu est de là. Du fond des grèves grises à l’infini, des herbus qui puent ou sentent bon, des puces qui sautent quand on fait un pas, des trous d’eaux que la marée aspire ou sature. Vaste plaine où vont comme des notes de musique les pêcheurs à pied, havenets pour crevettes et binette pour coques. Aussi les lampes agitées, les nuits d’août pour exciter les lançons. Manu est de ce tropisme-là, et moi.
Manu connaît tout Guilloux au mot près. Manu est le lecteur ébloui de ce seul écrivain qui doit représenter plus qu’un paysage, plus qu’une enfance, plus que des livres, quoi ? Mettons que Manu va aux réunions rue Lavoisier à St Brieuc dans la maison où je suis allé ado comme on va toucher le maître autel, voire la lumière rouge de l’esprit saint. Manu me dit qu’il s’asseoit à côté du petit fils de Louis. Sa voix tremble quand il me dit ça. Ou non loin de Yannick Prigent, le spécialiste de Guilloux, sa voix tremble deux fois à ces deux évocations. Des larmes, Guilloux peut les faire monter à Manu, à moi aussi, pourquoi le dissimulerai-je derrière son dos ?
Des discussions, des projets de l‘association, lorsqu’il m’en parle, il change de voix, elle s’apaise, il me livre des secrets, on communique l’outre-sens. Il parle à voix basse. Comme entre initiés. Il y a comme un courant d’air entre la grande baie lointaine, sa Logan garée à côté qui l’y emmène, et la porte de son garage près de laquelle il me parle. Il me dit qu’on ira ensemble une fois.
Ce jour-là, je lui prête Les Iles de Jean Grenier, l’ami philosophe et briochin de Louis Guilloux.
Il ne me le rend pas. Il se pend dans sa maison.
Marie-Luce est si triste.
Je suis si triste. La rue n’en revient pas. Elle ne le dit pas mais elle n’en revient pas de ne plus entendre le scooter qui fout le camp à pas d’heure. Moi, dans le secret de ma rue d’enfance qui passe par la rue Lavoisier et débouche ici, dans cette rue de Manu.
Je crois savoir un tout petit peu de ce que le suicide chez Guilloux veut dire. Georges Palante et son coup de carabine fatal. Jules Lequier décrit par Palante qui devient Cripure, le personnage de Guilloux, qui se lance dans la mer et qui dit je vais bien voir si Dieu existe. Son corps est revenu sur la plage, vers le Rocher-Martin. Toujours là que le noyé revient. Guilloux, c’est cette terrifiante conversation avec la mort et la liberté qui s’ensuit et, peut-être, Manu l’a eu, en direct.
Peut-être l’aura-t-il lu trop au pied de la lettres.
Peut-être le fameux tropisme briochin.
Marie-Luce a acheté la maison que Manu et elle avaient décidé d’acheter au-dessus de la fameuse baie, juste en face de chez Georges Palante. C’était son projet, c’est ce qu’elle dit, le leur. Elle a signé chez le notaire. Elle l’a fait pour lui, sans lui. Elle y a installé le poêle dans la maison du petit bourg de la baie où elle brûle le bois que Manu a coupé dans la forêt avec son collègue. Il brûle bien. Elle se chauffe de lui sans lui.
Avec sa Logan, les allers retours.
Marie-Luce va, vient, s’occupe des autres. Illuminée de foi, de rêves, elle nous dit combien l’un et l’autre, Manu et elle, revenaient de loin, avaient eu du mal à se débrouiller de l’école, s’étaient battus. Lui a lâché l’affaire, et comme le dit Camus : il n’y a pas d’autre question philosophique que le suicide.
Marie-Luce aide, héberge, anime, propose, suit les convois sanitaires, pélerine et même si à la retraite si récente, continue d’exercer son métier d’infirmière. Infirmière du monde. Des êtres blessés, des pauvres abandonnés, infirmière du sens. Elle l’a trouvé.
Infirmière des âmes. Des femmes en psychiatrie qui y ont passé leur vie après par exemple un crime. Ou par exemple une grande et lourde chute. Elle les reçoit. À la journée, ou la nuit si ce sont des migrants sans toi.
Le sens et la lumière, Marie-Luce, double prénom.
Elle refait depuis des lustres la magnifique méridienne où une de ses tantes importantes a passé la longue fin de sa vie. Le sofa va et vient au gré des étapes réparatrices. Squelette de bois troué de vers. Puis traité, puis câliné, puis aimé, tellement aimés ces bouts de bois qui se tiennent, chevillés doucement. Puis retendu de toile épaisse, et auparavant débourré, rebourré, réassorti de nouveaux ressorts. Le divan rentre et sort de la maison de Marie-Luce. Il vient et va au rythme de la Logan, engouffré, décoffré, remis à l’air, enmaisonné. Chaque étape de la méridienne annonce des siestes qui auront lieu mais il n’est pas prêt. Il est loin de l’être. C’est un corps qu’elle porte et que je peux l’aider à porter. On le rentre. On le ressort. Le sofa sera, c’est sûr, comme Pénélope a tricoté, l’augure d’un retour. Ulysse est mort, pas sa légende. Les demi-dieux à présent se pendent, la preuve par Manu dont toute la rue sait les prouesses. Il savait tout faire disent de lui Corinne et Sébastien.
Même en finir. Ce qui n’est au jour d’aujourd’hui pas rien.
Grenier, Guilloux, Lequier, Palante, Villiers de l’Isle-Adam. La série des briochins dont Manu a porté jusqu’à leurs abîmes son destin.
Je m’approchai de lui alors que notre maison en face la sienne allait subir quelques modifications notoires, et je m’en doutais, je le savais que le trou béant que j’allais remplir changerait son horizon. L’horizon, ce qui reste le plus précieux, n’est-ce pas. Un droit, l’horizon d’après la philosophe Cynthia Fleury, un droit comme celui au silence, (merci le Parlement, la nuit !) et au deuil, entre autres droits d’importance.
L’horizon, le silence et le deuil. Trois droits opposables.
Et Manu ne s’est pas opposé car on allait seulement boucher une dent creuse, celle face à chez lui. Et à chez Marie-Luce.
La rue est donc une mâchoire qui ne mâche que le vent. Ses angles nets ne le choquent pas.
Donc, je m’approchai de Manu, lui annonçant que j’étais bien heureux d’être son nouveau voisin dans cette rue bien calme et là il m’arrêta net. Mais non, il me dit simplement. Mais non, me redit-il, ce n’est pas possible, cette maison est en location.
Interloqué, je fus.
- Mais non, vous n’êtes pas chez vous dans cette maison.
- Mais si je vous assure.
- Mais non, cette maison en face est une location..
- Non non, rétorquai-je, souriant quoique médusé, et petit à petit, reprenant la main. Nous avons fait affaire et nous vous l’annonçons que nous sommes les nouveaux propriétaires. Manu, têtu, non de la tête, non des mains et nom d’une pipe, me répète que non, ce n’est pas possible. Cette maison est une location.
- Nous serons donc vos voisins..
- Pas possible.
- C’est ce que disait et redisait Manu.
On se serait cru ailleurs, sur une scène de théâtre. Beckett ou plus drôle, Dubillard !
Il accommoda petit à petit. Je justifiai de l’achat, d’à qui la maison appartenait, à qui elle n’appartenait plus, de nous désormais qu’elle répondait. Moins surpris au fur et à mesure de mon récit, redressant et comprenant cet événement qui sans qu’il fût possible qu’il l’anticipât lui arrivait, il me dit tout le mal qu’il pensait de cette bâtisse qu’imprudemment j’avais, sans lui demander son avis, acquise. Méfiez-vous de :
Une liste suivit.
L’humidité entre autres fut mentionnée, le manque d’isolation, les aléas divers, bref, il nous déconseillait de l’avoir adoptée. Tant pis, lui dis-je, c’est fait. C’est fait, c’est fait, ajoutais-je sans doute, afin qu’il reconsidérât l’entièreté de ce qu’il découvrait et qu’il le découvrit mieux. Je passais au concret quand lui continuait la liste des défaillances, lézardes et lézards à venir à coup sûr. Manu donnait dans le péremptoire. Je lui annonçais le trou qu’on boucherait, le vide rempli et l’horizon que, du coup, il perdrait et l’avenir pas rose à venir.
Il se recomposait.
Reprenait ses appuis. Répondant à ma question depuis combien de temps habitez-vous la rue, sa colère rentrée ressortit. Car il n’était pas de la rue. Et toujours il s’en sentait exclu, n’y étant pas né, n’ayant pas tapé le ballon avec les voisins devenus vieux. Il était donc et resterait donc l’intrus et il me le disait que ç’allait être coton, vous verrez, jamais vous n’en serez.
Je lui disais qu’en effet, y arrivant, je ne pourrai prétendre en être que depuis ce petit bout de temps. Il me rétorqua que jamais, mais jamais vous m’entendez, vous ne serez de là.
- Bon, lui dis-je, comment s’en sortir ?
Je m’enquerrai de ses enfants. Il en a trois me dit-il et eux ? hasardais-je, s’ils sont nés ici, c’est qu’ils sont de la rue. Il me disait que non, pour eux, c’est pareil. Je me rendis compte à ce moment-là que je ne pouvais que le suivre dans sa malédiction et surtout son pessimisme chronique dont, il faudra y revenir, je peux partager un des rhizomes !
Manu est formidable. Il a plusieurs métiers. Il travaille en journée, dur, physiquement et le matin de bonne heure, il fait ronfler le moteur de son scooter, file à contre sens, pas de raison à cinq heures (ni jamais) de s’emmerder avec un sens interdit qui est survenu après qu’il se fût installé.
Bien après. Donc, illégitime !
Il distribue les Ouest-France dans les boîtes aux lettres entre 5 et 7 et file ensuite à son travail. Une journée avant l’autre et il prépare sa retraite avec un ami qui l’a prise avant lui et travaille les arbres, coupe et met en tas, livre et fournit les poêles ! C’est à sa manière qu’il me l’a annoncé.
Il traverse en scooter, un matin, la chaussée. Vroum en accéléré, coup de frein, pile, il pile à mes pieds. Du fond de son casque motocycliste, il me dit sans autre forme de procès
- Vous avez un poêle, vous !
- Impossible de le nier.
- J’ai vu le tuyau qui sort du toit. Vous achetez du bois !
Suit donc le récit sur son nouveau job auprès de son ancien collègue. Je lui dis qu’en ce moment, ma corde est une corde et que plus tard, un hiver plus tard, sûr que je me rappellerai de la proposition. Manu est ainsi, direct et franc, braque. Vroum, il repart à fond, casque fermé qu’il n’a donc pas ouvert pour me parler !
Manu est curieux de tout. Il vient sans qu’on le voie voir le chantier de notre maison en construction. Il nous dit comment ça se passe, ce qu’il voit si on le surprend par hasard, derrière les matériaux, mains sur les hanches, qui regarde les coulisses qu’il ne verra plus quand la maison sera finie, la nôtre, en face de chez lui. Lorsque son collègue nous livre du bois de sa forêt proche de la ville, il est bien sûr au courant de notre commande. Il se pointe à la bonne heure, donne la main. On rentre le bois à quatre. Le collègue, mon épouse, Anne, Manu et moi. Ça fonce, c’est efficace. Une chaîne efficace. Il parle peu. Il parle un peu, du covid, des histoires de maladies, du bois. Surtout de la qualité du bois. Il caresse les bûches au lieu de les poser. Quand il s’agit de boire un café pour se réconforter, il disparait. À chaque fois, bizarrement, Manu s’est évaporé au moment de rentrer dans la maison, s’asseoir, boire un jus. Plus de Manu.
Météore Manu.
Son collègue, ça ne l’étonne pas. Il dit même ça lui ressemble.
Un jour il me fait signe depuis son trottoir d’en face. Je m’approche. Il me dit vous vous rappelez tout le mal que je vous ai dit de votre maison. Des murs fissurés. De l’humidité. Des taches. J’ai eu tort. Elle est belle et solide, bien construite cette maison.
Et son poêle, c’est formidable. Votre poêle. J’en aurais voulu un. Mais ce n’est pas possible d’installer un poêle.
Il vit avec Marie-Luce. Comment dire de Marie-Luce ? La lumière. C’est ça. Beaucoup de lumière illumine Marie-Luce qui, lorsqu’elle invite quelques voisins dans la véranda, fait des gâteaux épais comme ça, des mousses au chocolat mousseuses comme ça, bref, le café d’après le repas devient une libation gourmande ! Marie-Luce, comment l’expliquer, est la cousine germaine, oui germaine, de la maison d’en face de mon enfance à cent kilomètres de la rue.
Cette rue dont je parle ici, de Pierre, Eugène ou Colette et Michèle, prolonge les rues de l’enfance, celles qui déroulent dans la mémoire, bordant les jardins au bas d’une grande baie, un V immense qui commence avec Paimpol à gauche et finit avec le phare de Fréhel à droite. Bon, les cousines germaines de Marie-Luce ont été pour moi des sortes de sœurs, je n’en avais pas, et le cousin germain de Marie-Luce, Robert, un jeune frère, je n’en avais pas. Promis, je reste à ma place, dans cette rue dont je parle et qui n’est pas la rue de mon enfance.
Mais tout de même. Coïncidence, hasard, il aurait fallu que j’interroge Manu à ce point quantique de la friction temporelle !
Je ne peux pas ici, car on ne peut pas désubjectiver une rue, énoncer que Marie-Luce avait pour cousines germaines les filles d’en face de mon enfance sans ajouter que Manu fait partie des amis de l’écrivain local de ma ville d’enfance enfoncée dans sa baie. Le plus russe des romanciers français, disait-on de lui. L’auteur lauréat du prix de la Littérature Populiste avant que le mot ne se détériore, oui, Louis Guilloux soi-même que j’ai rencontré quelques fois, lycéen transi, entre seize ans et le bac. Manu n’a lu que lui, il ne connaît que lui, de sa vie, de ses livres, ses Carnets, tout. Comment ne pas se dire ici qu’une partie mélancolique de Manu naît de ce pays des marées qui remplissent tout puis vident tout. Ce grand bleu suivi de ce grand gris.
Manu est de là. Du fond des grèves grises à l’infini, des herbus qui puent ou sentent bon, des puces qui sautent quand on fait un pas, des trous d’eaux que la marée aspire ou sature. Vaste plaine où vont comme des notes de musique les pêcheurs à pied, havenets pour crevettes et binette pour coques. Aussi les lampes agitées, les nuits d’août pour exciter les lançons. Manu est de ce tropisme-là, et moi.
Manu connaît tout Guilloux au mot près. Manu est le lecteur ébloui de ce seul écrivain qui doit représenter plus qu’un paysage, plus qu’une enfance, plus que des livres, quoi ? Mettons que Manu va aux réunions rue Lavoisier à St Brieuc dans la maison où je suis allé ado comme on va toucher le maître autel, voire la lumière rouge de l’esprit saint. Manu me dit qu’il s’asseoit à côté du petit fils de Louis. Sa voix tremble quand il me dit ça. Ou non loin de Yannick Prigent, le spécialiste de Guilloux, sa voix tremble deux fois à ces deux évocations. Des larmes, Guilloux peut les faire monter à Manu, à moi aussi, pourquoi le dissimulerai-je derrière son dos ?
Des discussions, des projets de l‘association, lorsqu’il m’en parle, il change de voix, elle s’apaise, il me livre des secrets, on communique l’outre-sens. Il parle à voix basse. Comme entre initiés. Il y a comme un courant d’air entre la grande baie lointaine, sa Logan garée à côté qui l’y emmène, et la porte de son garage près de laquelle il me parle. Il me dit qu’on ira ensemble une fois.
Ce jour-là, je lui prête Les Iles de Jean Grenier, l’ami philosophe et briochin de Louis Guilloux.
Il ne me le rend pas. Il se pend dans sa maison.
Marie-Luce est si triste.
Je suis si triste. La rue n’en revient pas. Elle ne le dit pas mais elle n’en revient pas de ne plus entendre le scooter qui fout le camp à pas d’heure. Moi, dans le secret de ma rue d’enfance qui passe par la rue Lavoisier et débouche ici, dans cette rue de Manu.
Je crois savoir un tout petit peu de ce que le suicide chez Guilloux veut dire. Georges Palante et son coup de carabine fatal. Jules Lequier décrit par Palante qui devient Cripure, le personnage de Guilloux, qui se lance dans la mer et qui dit je vais bien voir si Dieu existe. Son corps est revenu sur la plage, vers le Rocher-Martin. Toujours là que le noyé revient. Guilloux, c’est cette terrifiante conversation avec la mort et la liberté qui s’ensuit et, peut-être, Manu l’a eu, en direct.
Peut-être l’aura-t-il lu trop au pied de la lettres.
Peut-être le fameux tropisme briochin.
Marie-Luce a acheté la maison que Manu et elle avaient décidé d’acheter au-dessus de la fameuse baie, juste en face de chez Georges Palante. C’était son projet, c’est ce qu’elle dit, le leur. Elle a signé chez le notaire. Elle l’a fait pour lui, sans lui. Elle y a installé le poêle dans la maison du petit bourg de la baie où elle brûle le bois que Manu a coupé dans la forêt avec son collègue. Il brûle bien. Elle se chauffe de lui sans lui.
Avec sa Logan, les allers retours.
Marie-Luce va, vient, s’occupe des autres. Illuminée de foi, de rêves, elle nous dit combien l’un et l’autre, Manu et elle, revenaient de loin, avaient eu du mal à se débrouiller de l’école, s’étaient battus. Lui a lâché l’affaire, et comme le dit Camus : il n’y a pas d’autre question philosophique que le suicide.
Marie-Luce aide, héberge, anime, propose, suit les convois sanitaires, pélerine et même si à la retraite si récente, continue d’exercer son métier d’infirmière. Infirmière du monde. Des êtres blessés, des pauvres abandonnés, infirmière du sens. Elle l’a trouvé.
Infirmière des âmes. Des femmes en psychiatrie qui y ont passé leur vie après par exemple un crime. Ou par exemple une grande et lourde chute. Elle les reçoit. À la journée, ou la nuit si ce sont des migrants sans toi.
Le sens et la lumière, Marie-Luce, double prénom.
Elle refait depuis des lustres la magnifique méridienne où une de ses tantes importantes a passé la longue fin de sa vie. Le sofa va et vient au gré des étapes réparatrices. Squelette de bois troué de vers. Puis traité, puis câliné, puis aimé, tellement aimés ces bouts de bois qui se tiennent, chevillés doucement. Puis retendu de toile épaisse, et auparavant débourré, rebourré, réassorti de nouveaux ressorts. Le divan rentre et sort de la maison de Marie-Luce. Il vient et va au rythme de la Logan, engouffré, décoffré, remis à l’air, enmaisonné. Chaque étape de la méridienne annonce des siestes qui auront lieu mais il n’est pas prêt. Il est loin de l’être. C’est un corps qu’elle porte et que je peux l’aider à porter. On le rentre. On le ressort. Le sofa sera, c’est sûr, comme Pénélope a tricoté, l’augure d’un retour. Ulysse est mort, pas sa légende. Les demi-dieux à présent se pendent, la preuve par Manu dont toute la rue sait les prouesses. Il savait tout faire disent de lui Corinne et Sébastien.
Même en finir. Ce qui n’est au jour d’aujourd’hui pas rien.
Grenier, Guilloux, Lequier, Palante, Villiers de l’Isle-Adam. La série des briochins dont Manu a porté jusqu’à leurs abîmes son destin.