22/01/2024

Martine Le Corre, une femme libre digne des siens, les plus pauvres

Texte et photos : Michel Rouger


Née dans la misère, Martine Le Corre a tout connu des jours sans pain, des humiliations, de l'exclusion. Puis des "volontaires" d'ATD Quart Monde sont arrivés dans sa cité et elle s'est extirpée peu à peu de sa condition. Elle s'est libérée jusqu'à grimper au sommet du Mouvement, en restant près des siens. Aujourd'hui, sa vie est devenue un livre, le récit d'une combattante qui "se fiche des conventions : se confronter, dit-elle, c'est se construire."


M.Le Corre.m4a  (17.18 Mo)


Sa petite maison HLM, à Saint-Germain-La-Blanche-Herbe dans la banlieue de Caen, a tout d'un nid douillet sous l'épaisse grisaille hivernale qui la recouvre cet après-midi :
« Mais j'ai eu peur en venant ici ! J'ai perdu tous mes repères. Je suis souvent repartie à la cité, à dix minutes de là. Je n'entendais plus les enfants pleurer, la salle d'eau du voisin ; là-bas, on se croisait tout le temps, on se parlait.  Quand je rentrais à minuit, le hall était bondé de jeunes ; de ma vie, je n'ai jamais fermé ma porte à clé à la cité ; ici, oui. »

A l'école, "une grande violence"

"C'est à l'école qu'on découvre notre différence"
Martine s'est résolue à plus de confort quand sa mère est décédée et pour rassurer ses enfants mais la cité reste toute proche comme ses souvenirs d'enfance. Avant d'arriver à la cité de Saint-Germain à 17 ans, Martine Le Corre avait déjà tout connu de la grande pauvreté. Le bidonville, la rue, les expulsions, les petits boulots des parents, l'alcoolisme qui ravage les familles... Ses souvenirs sont peuplés de blessures ineffaçables, où l'école revient le plus souvent :
« C'est à l'école qu'on découvre notre différence. Quand on arrive, on voit d'autres modes de vie, d'autres gens et on commence à se regarder. On voit comment l'autre est habillé, qu'il sent bon, qu'il n'a pas les dents abimées et aussi la manière dont on s'adresse à nous. » 
Nous nous sommes attardés sur l'école tant, dans le livre, cette blessure est profonde. Si son institutrice de CM1 l'a « aimée, respectée, aidée », celle de CM2 baissait ses notes, lui a promis un avenir de gardienne de vaches, entre autres.
« La façon dont les adultes nous traitent sont souvent d'une grande violence. J'ai vécu de la pure méchanceté mais découvert après coup qu'il y a surtout de grandes maladresses liées à l'ignorance. Par exemple, un jour, une maîtresse demande aux enfants d'amener un gâteau de chez eux pour la kermesse. Une maman va en acheter un à la boulangerie. La petite gamine arrive, fière, avec le gâteau bien enveloppé. « Mais non, fallait pas ! J'avais dit "fait maison" »,  lui lance la maîtresse. La mère s'est enflammée : « Mais comment je pourrais, je n'ai même pas de four ! » J'ai beaucoup parlementé avec cette maman... »

En usine à 14 ans

Retour à la fin des années 60. Martine a 12 ans. Elle qui « adorait l'école », on l'envoie apprendre la couture. Elle chahute tant qu'elle se fait renvoyer. La voilà en classe de transition où elle ne fait rien. Elle a à peine 14 ans quand sonne pour elle la fin de l'école. Et la fin de l'enfance : elle entre en usine, à la biscuiterie Jeannette. Elle est la dixième sur les quatorze enfants mais les deux sœurs aînées sont parties : du haut de ses 14 ans, elle peut aider sa mère.
« C'était un bonheur de pouvoir lui donner un billet. Ça allait de soi de donner une partie de mon salaire. Mais je pensais d'abord à moi, m'habiller, sortir, comment je me sors de là, comment je bâtis ma vie. J'étais adolescente, donc dure aussi avec mes parents : " Je ne vais pas vivre cette vie de merde !" »
Vivre. A 15 ans, elle tombe amoureuse. A 16, elle quitte la biscuiterie : autant faire des ménages. En  même temps, elle devient quelque part "maman de substitution" dans une famille dévorée par les problèmes. A 17 ans, les deux amoureux décident de faire un enfant, la famille du jeune algérien  refuse le mariage, le bébé naît, la voilà maman célibataire. Maturité à grande vitesse. Au moment où un jeune couple de volontaires d'ATD Quart Monde, cheveux longs, "baba cool", vient d'arriver à la cité.

"Toi, la petite, et ta copine, là, vous allez prendre la relève"

1987, à la cité. Martine, 32 ans, et le père Joseph Wresinski. © ATD Quart Monde
« C'était bizarre. On se disait : "Personne ne vient chez nous à part les flics et les travailleurs sociaux. Ils vont nous balancer aux flics". Durant quelques mois, on leur a fait trente-six tours. Mais ils sont restés, ils ont résisté à toutes nos attaques, nos injures. Et ils nous disaient qu'ils croyaient en nous, qu'il y avait des projets possibles avec nous. On n'avait jamais entendu ça ! On a fini par matcher avec eux. » 
Un rassemblement de jeunes dans le Jura la contamine pour de bon. A tel point qu'elle proteste vigoureusement avec sa copine Françoise quand le père Joseph - Joseph Wresinski, le fondateur d'ATD - vient annoncer que les deux volontaires vont devoir partir ailleurs.
« On était tous déchaînés. "C'est quoi, il vient nous réveiller, il nous embarque et ils partent." Mais le père Joseph a tenu bon : "Ne soyez pas égoïstes, il y en a d'autres ailleurs." Et à un moment, il dit : "Et toi, la petite, et ta copine, là, Françoise, vous allez prendre la relève", ça nous est tombé comme ça. Et on a pactisé avec eux. » 
Martine a 20 ans. Entre ses petits boulots, son bébé, un quotidien toujours compliqué, elle fait vivre le journal de la cité, anime des rencontres entre jeunes et adultes mais ce n'est pas facile. Les deux copines n'ont pas les clés.

"Le père Joseph nous demandait d'oser"

« On ne connaissait pas bien encore le mouvement. Avec nous, le père Joseph a osé une expérience, il a semé des graines. On a bouiné un peu jusqu'au moment où il a pris le problème à bras le corps, il est venu régulièrement à la cité pour nous former, nous faire réfléchir. Il disait par exemple : "Parle-moi des plus pauvres de la cité." Et après "Tu vois, cette famille-là, c'est chez elle que tu vas aller. Tu vas montrer à toute la cité que tu y vas et si quelqu'un parle mal d'eux, tu vas les défendre." Ce n'est pas tout. Quand le mois d'après il revenait, il demandait des comptes. Il a eu à mon égard une ambition folle accouplée à une exigence; les deux ensemble, pour moi, ça a été vital. »
Martine quitte aussi régulièrement la cité pour aller se former. Elle découvre ainsi l'Université Populaire, à "La Cave" à Paris.
« Une découverte incroyable. Des adultes qui nous ressemblaient, avaient les mêmes soucis, avec lesquels il n'y avait pas de honte. Le père Joseph nous demandait d'oser. Oser avoir un avis, une opinion, une idée. Il arrivait à nous faire parler, à savoir aussi écouter l'autre. Je me suis sentie protégée par lui. Il a su nous donner une sécurité qu'on n'avait nulle part ailleurs. »
L'Université Populaire est devenue pour Martine Le Corre une passion. Plus tard, à son tour, elle deviendra "passeuse" à l'UP de Caen. Dans l'immédiat, elle prend de l'assurance. Un jour, elle demande au père Joseph à être embauchée comme "volontaire" :
« Il m'a dit : "Ma petite, il faut d'abord gagner ta liberté". Je lui en ai voulu. Puis je me suis dit : "Alors là, mon p'tit vieux, je vais aller la chercher, ma liberté ! »

"Pour lui, c'était nous le gratin, on nous l'a volé"

Avec la photo du père Joseph en bonne place dans la bibliothèque
Pour trouver un emploi, il faut se former, or "l'école restait une souffrance." Un stage dans un foyer de réinsertion sociale la sauve. Elle y reste six ans. Puis un nouveau directeur arrive, elle ne supporte pas la pression, elle part et reprend les petits boulots. Vie trop dure. Elle va plonger. Des vols avec son compagnon qui lui valent trois mois puis six mois de prison. Mais sans jamais quitter les siens qui la soutiennent, avec qui elle partage même une partie des butins. En gardant aussi le lien avec ATD. Pour rien au monde, elle ne manquerait les obsèques du père Wresinski le 18 février 1988 à Notre-Dame de Paris, des obsèques qui lui laissent une blessure profonde :
« J'ai encore les images, les sièges "réservé", "réservé", "réservé" au gratin. J'ai encore la nausée quand j'y pense. Pour lui, c'était nous le gratin. On nous l'a volé. Je suis un peu jusqu'au-boutiste. »
(Rires). Sa liberté, Martine Le Corre l'a bien conquise !
« Je me fiche des conventions. J'ai qu'une parole. Si on dit qu'on va au bout, on va au bout. Des fois, on peut être un peu mou du genou. Ce n'est pas parce qu'on se confronte qu'on ne peut pas rester en lien. Se confronter avec quelqu'un, c'est se construire. Si on ne se confronte jamais, il y a une chape de plomb, c'est dramatique. »
Ce caractère bien trempé, et l'aide de ses proches dont ceux d'ATD, la fait émerger de la vie tourmentée qu'elle traverse alors entre ses neuf heures de ménage le jour ou la nuit, ses trois enfants maintenant, son compagnon qui la bat. Ce troisième compagnon sera le dernier. Tout pour ses enfants et sa mère qui remonte la pente. Elle « règle ses dettes et ses problèmes », retrouve un équilibre et se sent prête à frapper de nouveau à la porte des responsables d'ATD pour s'y engager totalement. Elle a 40 ans.

"Vas-y Martine, on est fier"

« Ils n'étaient pas trop chauds. Je peux comprendre : jamais quelqu'un du milieu de la pauvreté n'a fait cette demande. En même temps, je ne veux pas lâcher le morceau. »
On discute et une piste apparaît avec le lancement du projet "Croisement des savoirs " dans le cadre de Quart Monde Université. Martine demande et obtient de gagner le smic comme avec ses ménages et, pour l'après,  de pouvoir travailler au sein de l'équipe de Normandie. Après Quart Monde Université vient Quart Monde Partenaires. Puis le délégué général lui propose d'intégrer la Délégation nationale France. Elle ne s'enflamme pas :
« La vie m'a appris à être prudente. Je me dis : " Est-ce le bon moment ? Seras-tu à la hauteur ? Je n'étais pas prête. J'ai dit non. »
La crainte de ne pas être à sa place, le syndrome de l'imposture ? En tout cas, elle accepte seulement de participer aux réflexions une fois toutes les quatre-cinq semaines. Elle reste à Caen travailler parmi les siens, militante permanente. Elle anime entre autres l'Université Populaire, jamais une militante n'a eu cette responsabilité. A ses compagnes et compagnons de pauvreté, elle applique avec passion la pédagogie du père Joseph : oser. Prendre la parole, écouter l'autre. Pour autant, la Délégation générale ne veut pas se priver d'elle. Elle est invitée souvent à participer à des séminaires, des programmes, des déplacements : en 2011, elle découvre la pauvreté à l'étranger, au Sénégal. Et l'ascension de la fillette, jadis, de la cité de Saint-Germain, finit par l'amener au sommet d'ATD : membre de la Délégation générale.
« J'ai senti que oui, là, je pouvais, j'avais de l'expérience, voyagé, j'avais grandi. J'ai demandé aux gens de la cité, à des amis  aussi du Burkina, du Guatemala, ce qu'ils en pensaient. Ils m'ont dit : "Vas-y Martine, c'est super, on est fier". Et puis, une fois de plus c'était "oser". Oser me mettre en danger, ici,  j'ai plein de sécurité, les gens m'aiment. »

ATD "dans la peau" jusqu'à dire parfois le désamour

En 2011 au Sénégal. (Extrait du livre, © ATD Quart Monde)
C'est ainsi que passés ses 60 ans, Martine Le Corre a quitté, non sans arrachement, la cité de Saint-Germain pour le centre ATD de Méry-sur-Oise, non loin de Roissy. Ces six années seront marquées par de nombreux voyages : l'Afrique, l'île Maurice, le Guatemala, le Nouveau-Mexique... Et des amitiés nouvelles indéfectibles. Pas étonnant qu'elle ait ATD « dans la peau » comme elle dit dans son livre :
« Ce mouvement, je l'aime. Il a tellement compté pour moi que je veux qu'il serve à d'autres et pour ça je veux aussi dire quand je suis en désamour avec lui, en colère avec lui. Ça s'appelle la liberté et en ça je reste à la hauteur du défi que m'a lancé le père Joseph. Avec comme boussole, les plus pauvres, toujours.

Mon ADN, en tout cas ma ligne de conduite, c'est là : rester ancrée dans mon milieu. Si un jour l'un des miens me dit "Martine, tu déconnes ; ce que tu fais, tu es en train de nous trahir", j'arrête. A cause de ce qu'on a vécu, je sais leur capacité à me dire des choses que d'autres n'oseront jamais me dire. J'ai cette garantie-là. Ce sont eux qui me disent si je suis sur la bonne route, ça se voit dans leurs attitudes, dans leurs yeux. »
En avril prochain, Martine Le Corre prendra sa retraite sans se retirer, militante d'ATD Quart Monde, chez les siens, pour la vie. Heureuse d'avoir créé une famille soudée de trois enfants sortis avec elle de la misère, reconnaissante à ATD Quart Monde d'avoir fait d'elle une femme libre.
Pour en savoir plus


Le livre
 
LES MIENS SONT MA FORCE, récit d'une combattante pour la dignité.
Editions Quart Monde et Le Bord de l'eau. 230 pages. 13 €.

 


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"Récit d'une vie de combat" en sept épisodes sur France Inter

Pour son émission "Des vies françaises, portraits sensibles de héros ordinaires", que l'on peut écouter le samedi soir sur France Inter, Charlotte Perry a recueilli aussi le parcours de Martine Le Corre. Elle le raconte en 7 épisodes de 9 mn, à retrouver en podcast, réunis sous le le titre "Récit d'une vie de combat aux côtés des plus pauvres".

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Dans la bibliothèque d'Histoires Ordinaires
Le dossier "Contre la pauvreté"

Avec
• La parole des plus précaires à l'Assemblée populaire de Poitiers en octobre 2021
• Les 31 histoires racontées dans un livre par les militants et alliés d'ATD Quart Monde
• Les pionnières d'OSEE et la démarche de philosophie sociale
• Les deux "Etonnants Voyages"
....


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