06/03/2012

Parcours d'une combattante dans le quotidien des femmes


Anne Cogné a vécu le féminisme des années 70, elle s'est engagée dans les grands combats des femmes, elle a pris le risque du mandat politique. Elle a beaucoup réfléchi, discuté, proposé, agi. Et elle a transformé en combat les doutes, le mal-être, qui assaillent les femmes : une cause commune qui facilite aujourd'hui la vie des Rennaises.


« Ma première chance a été d'avoir fait des études. » Pour les filles de la génération d'Anne Cogné, surtout de milieu modeste, ce n'était pas évident. « Ma mère a toujours poussé, elle pensait que c'était important. » C'est ainsi que la jeune finistérienne se retrouve en 1948 à la faculté des Sciences de Rennes, tout en travaillant comme surveillante.

Elle rencontre Jean Cogné, jeune doctorant. Le couple s'installe, elle finit sa licence et commence à travailler comme assistante en géologie à l'université. Un premier enfant naît.

Jean a l'opportunité d'intégrer un laboratoire de géologie à Strasbourg. Anne suit mais elle vit mal cette coupure : « Je commençais ma vie professionnelle et ma vie de famille ; le fait de partir, c'était comme un exil, Jean avait beaucoup de travail et j'ai dû gérer la vie quotidienne. Les naissances sont arrivées, six enfants en huit ans. Mon projet professionnel est tombé à l'eau. »

« "Mais non tu n'es pas rien, tu as les enfants" »

Au sein du mouvement Vie Nouvelle, ils traversent tous les questionnements des années 60 : la contraception, le rôle de la femme, son autonomie. « J'avais bien conscience que le pouvoir était souvent pris par les hommes. J'ai créé un sous-groupe "femme" pour avoir un lieu d'expression : les hommes et maris avaient de grandes idées progressistes mais, dans les faits, ils n'étaient pas en cohérence avec leurs discours.»

En 68, retour à Rennes. « J'avais toujours gardé en tête la reprise d'une vie professionnelle. Mais avec ma licence, je ne pouvais plus enseigner à la fac. Comment tout gérer ? La rentrée scolaire de six gamins, un mari géologue souvent parti sur le terrain. J'ai réalisé que lorsque nous avions quitté Rennes en 1955, Jean et moi étions au même niveau de formation et de salaire. À Strasbourg, je suis restée à la maison et, quand Jean est revenu à Rennes avec un poste de professeur pour ouvrir un nouveau labo, là, j'ai piqué ma rage. Il était prof et moi, je n'étais rien. Cela a été très dur à avaler. Jean me disait "mais non tu n'es pas rien, tu as les enfants".  Mais tout le monde est capable de faire des enfants. Comment m'y retrouver, moi, dans cette situation ? Cela a été le déclic. »

Pas question de rester enfermée

« J'avais peur que ma vie se cloisonne entre vie familiale et vie professionnelle et puis plus rien d'autre, l'enfermenent. » Elle prend alors contact avec l'UFCS. Le projet de l'Union Féminine Civique et Sociale l'intéresse : former les femmes à partir de leur vécu de ménagère, d'utilisatrice de transport, de logement pour valider leurs savoir-faire. Elle s'engage dans le groupe "consommation". On y débat crédit à la consommation, étiquetage des prix, composition alimentaire... La voilà propulsée "journaliste" spécialiste de la consommation 90 secondes par semaine sur l'antenne régionale pour l'UROC Bretagne.

Elle y fait son université de militante : manifs avec les associations et les syndicats, contacts avec les commerçants et les services publics, formation au siège à Paris. « Je rencontrais d'autres femmes. Cela m'a donné de l'assurance dans ma vie quotidienne. »

Petit à petit, elle prend des responsabilités au niveau local où elle touche aussi bien les questions d'urbanisme que l'action civique avec les formations de conseillère municipale. Puis, elle monte au national pour représenter la Bretagne et les Pays de la Loire.

1976, une expo : les femmes avec les handicapés

1976, une année charnière dans la vie d'Anne Cogné. L'Office social et culturel rennais (OSCR) organise une exposition sur les associations. Une demi-douzaine d'associations féminines sont invitées. Problème : où les mettre ? Pas de place pour les femmes ? Si, avec les handicapés. 

C'est le déclencheur. Les militantes comprennent que leur mal-être personnel est partagé. Il devient une cause commune, une réalité sociale à rendre visible. Non, les femmes ne sont pas handicapées. Elles ont des droits et pas seulement des devoirs de bonne épouse et de bonne mère.

Les associations de femmes, qui ne travaillaient pas ensemble, se retrouvent et discutent. Elles ont besoin d'un lieu à elles où elles pourront trouver des informations et être orientées vers les services correspondants à leurs besoins. Pour prendre sa vie en main, il faut d'abord être informée. Prémisse d'un centre des droits des femmes. Françoise Giroud vient de prendre le ministère de la Condition Féminine et sa représentante en Bretagne Rose-Marie Painvin soutient l'initiative.

Les bénévoles se forment. Il ne reste plus qu'à trouver un lieu. Le local affecté par la mairie est occupé par une compagnie de danse. Qu'à cela ne tienne, on démolira les ... toilettes du lieu pour élargir le palier et héberger le Centre Rennais d'Informations des Femmes (CRIF).


Une triple vie

« On discutait beaucoup et fort. On a même manifesté au conseil municipal. Quelques femmes ne s'y retrouvaient pas : interrompre un conseil, s'afficher en opposition à un pouvoir légitime, manifester pour des femmes, faire de la politique, on ne devait pas s'opposer, cela ne se faisait pas. Il y avait en même temps une grande solidarité, du sérieux, de l'échange pour faire avancer les choses. »

En 1981, la gauche crée le ministère des Droits des Femme. Le CRIF, pionnier aux yeux de la ministre Yvette Roudy,
se transforme en Centre d'Information des Droits des Femmes ( CIDF ). Quatre bénévoles deviennent salariées à mi-temps et  Anne Cogné, présidente.

Anne s'aperçoit alors qu'elle reçoit des femmes qui ont le même profil qu'elle : elles sont en recherche d'autonomie financière, d'autonomie tout court. « C'est bien de donner aux femmes des pistes pour s'en sortir mais je me retrouvais avec les mêmes questions qu'elles, la question du travail ». Elle passe le certificat d'aptitude à la fonction de bibliothécaire et trouve un emploi à mi-temps pour la BNF.

Et les enfants ? « J'étais très organisée. J'avais aussi une très bonne santé. Les enfants ont appris à se débrouiller et c'est très positif. Je préparais tout. Ils avaient des tableaux où tout était inscrit. Je les entrainais aux manifestations. Je parlais beaucoup avec eux et parfois je les mettais à contribution. Je me rappelle d'une campagne contre les produits détergents. Pour la télé, j'ai mis ma fille dans une baignoire de bain moussant dont elle ressortait avec une casserole étincelante. Aujourd'hui, ils sont très fiers de ce que j'ai fait. »

Élue municipale

Connue pour son militantisme dans les associations, elle est sollicitée pour les élections. « Dans un premier temps, je ne m'y voyais pas. Mais cela m'intéressait, me permettait de passer à un autre stade. » Elle est co-optée par le PS en tant que personnalité qualifiée.

Élue, elle devient déléguée à la consommation. Elle comprend vite que, dans le conseil municipal, la capacité d'action est liée à l'importance de la ligne budgétaire. Elle apprend l'auto-censure : sa liberté de parole est liée au positionnement du parti. Ses relations miltantes se sont éloignées : elle n'a plus beaucoup de temps à leur consacrer. Elle vit six mois très difficiles : « Moi qui avais l'habitude de mettre en place des projets, de les défendre, moi qui bouillonnais d'idées, qui donnais mon avis, je ne me voyais pas ne rien faire pendant six ans. »

Un déclic surgit quand elle découvre sa carte de visite d'élue : "Anne Cogné, conseiller municipal". Elle bondit, téléphone à l'imprimeur qui s'étonne de devoir écrire "conseillère" : « cela ne se fait pas ». Elle comprend alors qu'il lui faut trouver un biais pour être reconnue.

Un nouveau dispositif ministériel sur la consommation lui fournit l'occasion de monter un projet. Après de multiples bagarres, elle réussit à convaincre le bureau municipal et obtient le financement. Au sortir de la réunion, un adjoint s'approche pour la féliciter : « "Anne, tu as très bien défendu ton dossier mais, de toute façon, tu as tellement de charme !".  Cela m'a mise en boule. » Sa voix en tremble encore d'indignation. « Mais j'avais ma ligne sur le budget ! »


Remue-ménage chez les employés de la Ville

Passé le temps de l'adaptation, Anne fait la différence avec son militantisme associatif : « Quand on a compris les mécanismes et le fonctionnement, être élu ermet d'avoir les moyens de ses idées. Les projets étaient pris en compte parce que j'avais le pouvoir de décisions. C'était enthousiasmant, euphorisant même. »

L'un des plus beaux projets est sans aucun doute celui qui concerne les femmes. En 1989, la revue Cosmopolitan en 1989 sort un classement « des villes qui aiment les femmes ». Rennes est en mauvaise position. Anne Cogné en parle à 
 l'universitaire Annie Junter-Loiseau qui entame une étude  sur les femmes du plus gros employeur rennais, la ville elle-même. Plus de femmes que d'hommes y travaillent, une petite douzaine seulement sont cadres. 

Edmond Hervé, le maire, soutient la démarche. Les femmes cadres sont ravies de pouvoir libérer leur parole sur le sujet. Elles ne s'autorisent pas de plan de carrière, incapables de s'aligner sur le modèle masculin très en vogue à l'époque sur "les fins de journées à rallonge" et" les réunions sans fin" pour cause de double journée. À qualification égale, elles ont donc des responsabilités moindres. 

La mairie envahie

Cette étude, qui a fait notamment émerger le problème de la gestion du temps commun à toutes les salariées, a eu de grandes suites. Création d'un bureau des temps, mixité des métiers, gestion des carrières... Aujourd'hui 30% du management est féminin. Rennes est la seule collectivité locale à avoir le label égalité Afnor, obtenu en 2008. 

Et pourquoi pas une fête pour célébrer tout cela ? Anne Cogné propose au maire d'inviter les femmes salariées de la mairie, surtout toutes celles qui ne sont jamais honorées : les assistantes maternelles, les secrétaires, les petites mains du quotidien. Quelques élus trouvent l'idée étrange...

Au matin du 8 mars, Anne Cogné a peur : vont-elles venir ? Elle  rejoint la grande salle de réception, écoute : les salons, les couloirs, la grande salle est pleine de femmes. Un brouhaha festif. Elle passe auprès des groupes qui discutent, rient, se félicitent d'être là. Il y a comme de la fierté dans l'air, la fierté d'être reconnue citoyenne à part entière.

Deux mandats et puis s'en va : « J'avais un ego qui gonflait »

En 1995, reviennent les élections. Que faire ? « Je prenais beaucoup de plaisir. Je connaissais la mécanique mais au détriment parfois du contact avec les gens. On me reconnaissait dans la rue. J'avais un ego qui gonflait. Je me suis dit STOP.  » L'élue cohabite mal avec l'ancienne militante. Elle annonce au maire qu'elle arrête. Elle fait toutefois une dernière demande : que soit créée une délégation du droit des femmes. Chose faite depuis.

Anne Cogné quitte l'engagement municipal en douceur. Elle continue à représenter la ville dans des instances nationales. Elle met ses compétences et son savoir-faire d'élue au service du festival "Le Grand Soufflet", d'ATD-Quart-Monde où elle apprend à écouter les besoins pour les communiquer ensuite aux élus et aux administrations : « J'ai découvert à ATD que les personnes avaient un savoir que je n'avais pas, le savoir de leur existence. Que je n'étais pas là pour les piloter, qu'on pilotait ensemble un projet. C'est un gros travail de formation réciproque avec un regard changé que je connaissais pas de l'intérieur. Le mode d'approche d'ATD est un mode d'accompagnement et de formation mutuelle. » 

Jean Cogné, le géologue, a exploré les sous-sols de la planète. Anne, la militante associative et l'élue, a exploré les territoires des droits des femmes. Deux contributions de valeur.

Marie-Anne Divet


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