13/10/2016

Pierre et Charlène, urbanistes en mouvements


A l'issue de leurs études d'urbanisme, Pierre et Charlène sont partis "apprendre du sud, pour ré-interroger les pratiques d'ici". Dans un livre, auto-édité et financé solidairement, ils transmettent les témoignages d'hommes et de femmes "qui s'organisent, se forment et luttent pour construire de manière collective leur habitat, en Amérique latine."


Pierre et Charlène en voyage
En mai 2015, Pierre Arnold et Charlène Lemarié sont revenus en France après trois ans en Amérique latine. Ils veulent partager et réinvestir les connaissances acquises sur l'autogestion de l'habitat auprès d'hommes et de femmes exclus du marché et des politiques du logement. "Ici en Europe auto-construire sa maison avec l'aide de ses proches est le rêve de bien des personnes, constate Pierre. Pour les femmes et les hommes qu'avec Charlène nous avons rencontrés à travers l'Amérique latine, l'auto construction de leur maison est la seule façon d'accéder un jour à un logement".
 
Après avoir lu leur livre "Habitat en Mouvement" signalé par un ami d'Histoire Ordinaires, nous profitons d'un passage de Pierre à Saint-Malo - où il a grandi et où vivent ses parents - pour faire connaissance et mieux comprendre sa démarche.

L'ingénieur en génie civil s'ouvre à l'urbanisme.

Pierre Arnold, à Saint-Malo
"En suivant la voie normale d'un lycéen qui a des bonnes notes en math et sciences", Pierre s'est d'abord engagé dans un cursus classique d'ingénieur en génie civil. Il s'est toujours intéressé aux questions écologiques et, à mesure qu'il se forme, son projet de travailler sur les technologies de construction durable s'affirme. " Mais, regrette-t-il, les sciences de l'ingénieur abordent très peu l'aspect politique et social. Avoir une maison passive à deux kilomètres de l'endroit où on travaille et être obligé de prendre une voiture parce qu'il n'y a pas de transport en commun, cela n'a pas de sens..."
 
Cette réflexion l'incite à compléter sa formation en préparant un master d'urbanisme. L'urbaniste, précise-t-il, a une vision de planification. Il faut Imaginer la ville dans sa relation avec la campagne... Imaginer et soutenir des changements de comportements dans les modes d'habiter, de travailler, d'occuper l'espace."

Une mission humanitaire à Madagascar réalisée dans le cadre d'un stage d'études le font concrètement travailler sur les questions d'habitat, d'eau potable, d'assainissement dans un village de brousse. Il sort de ses études avec une question : "Comment produit-on l'habitat dans des pays à contextes économiques et sociaux très différents de celui de l'Europe ?".
 
Charlène qui a suivi le même master - après un DUT de gestion urbaine et une licence pro d'aménagement du territoire -  porte la même interrogation. Tous deux décident de partir travailler à Mexico. Pierre est engagé en contrat précaire à l'IRD - Institut de recherche pour le développement - et Charlène est volontaire à ONU Habitat.

Partir travailler au Mexique puis en Argentine

Au travers des multiples occasions de rencontre qu'offrent leurs missions respectives, Pierre et Charlène découvrent comment des familles avec des emplois informels, sans salaires réguliers donc interdits d'accès au logement social, produisent leur habitat sans l'aide des institutions, sans architecte, sans banquier, " tout ce qui ici, en France et en Europe, fait que la ville se produit de manière formelle et organisée... " Au Mexique les abords des  villes sont totalement peuplés par des quartiers auto-produits, auto-gérés, auto-construits. "Au lieu d'être dans l'attente, de subir, les personnes décident, se forment, s'informent et le collectif aide à le faire de manière autogérée."

Quand s'achèvent leurs contrats à Mexico, Pierre et Charlène veulent poursuivre leur apprentissage en restant en Amérique latine. Ce sera en Argentine, à Buenos Aires. 

L'Argentine, une autre Amérique latine

Pierre travaille dix mois sur les quartiers populaires du centre ville de Buenos Aires en voie de gentrification, dont la population est rejetée vers la périphérie. "J'étais le seul Français à travailler dans un organisme public dans une ville gouvernée par des gens de droite très conservateurs,  moi un peu infiltré... le Français de passage". Charlène elle,  intervient en action sociale auprès de personnes sans abri.

Là, ils découvrent une autre Amérique latine où le mouvement populaire est plus fort qu'au Mexique dont l'Etat très fort casse les mouvements sociaux. "Les Argentins ont la culture du blocage qui vient d'Europe, remarque Pierre".

Leur projet se précise alors d'un tour de l'Amérique latine pour enquêter sur les pratiques d'auto-gestion et de production sociale de l'habitat. "On voulait continuer à se former, à prendre du recul sur les façons de faire la ville et l'habitat, à construire notre double culture française et latino américaine, dans la perspective de revenir en France avec un savoir utile à nos professions."

Tour de l'Amérique du sud à la rencontre de l'habitat populaire.

Des femmes qui vouent de l'amour à leur quartier
Pierre et Charlène démissionnent de leurs emplois et engagent un road trip de dix mois : 36 400 km en stop, en bus... A partir de quelques contacts dans les différentes capitales, ils vont multiplier les rencontres avec des acteurs très engagés qui les accueillent chaleureusement et partagent leurs expériences. "Le réseau s'est tissé de proches en proches, se rappelle Pierre. Les gens que nous rencontrons sont toujours réceptifs,  très ouverts. Ils nous hébergent, nous font visiter la ville, racontent et partagent leurs expériences... La solidarité incarnée ! ".
 
Pour financer le périple et l'édition du livre ils ont tenté et obtenu un financement solidaire sur la plateforme KissKissBankBank : 3700 € investis par des amis, des proches qui ont contribué entre 5 et 150 € ."On savait qu'on avait des comptes à rendre... ça supporte l'effort et la rigueur". C'est donc avec un budget très serré qu'ils réalisent le voyage : moins de 5000 €, dépensés en dix mois, à deux.

Tout au long de la route ils tiennent un blog  (habitatenmouvement.tumble.fr) où il diffusent plus de 80 articles et à l'arrivée ils auto-produisent le livre : un ouvrage soigné, très documenté et illustré qui tire les enseignements des rencontres de personnalités à l'engagement remarquable. Des gens qui consacrent leur vie à la lutte. Particulièrement des femmes. " Car ce sont les femmes essentiellement qui sont aux commandes, souligne Pierre. Elles sont souvent à l'origine des mouvement d'éducation populaire ou des églises qui, là bas, travaillent pour leur émancipation. Des femmes qui vouent de l'amour à leur quartier ; des femmes qui ont fait des grèves de la faim, se sont enchaînées sur les places publiques ... On voit pas ça autant en France !"

Difficile retour

Après trois années tellement pleines, le retour en France n'est pas si simple.  "La tension très forte liée au terrorisme m'a affecté. On a vécu Charlie Hebdo en Equateur et vu le rattrapage médiatique et politique de la douleur, comment ça a été un prétexte à faire politiquement n'importe quoi. On appréhendait de voir dans quoi on rentrait".
 
Pour envisager leur réinsertion professionnelle, ils s'intéressent bien sûr à l'habitat participatif. "Il se développe depuis pas mal d'années mais les acteurs doivent lutter pour gagner une place entre promoteurs privés et bailleurs sociaux. Comment, se demande Pierre, créer une brèche entre deux mondes qui se partagent la production de la ville. On a vu que pas mal de choses avaient bougé notamment grâce à la loi Dufflot qui reconnaît les coopératives d'habitat participatif..."
 
Pierre et Charlène s'intéressent aussi au mouvement pour le droit au logement, aux luttes dans les quartiers populaires, aux actions contre les grands projets urbains,  contre les processus de gentrification "et à tous ces gens qui produisent des cabanes en paille un peu partout mais de manière dissociée".
 
L'appel des Nuits Debout les mobilise bien entendu. "C'est une respiration dans la chape de plomb qui recouvre la France depuis des années." Pierre passe beaucoup de temps place de la République. Il a créé un groupe de parole sur le droit à la ville : "On s'est réuni, on écrit, on prévoit des actions. J'ai trouvé là la possibilité de rencontrer plein de gens et d'apprendre sur les luttes urbaines aujourd'hui en France. C'est une suite inattendue à ce que j'ai vécu en Amérique Latine."
 
En revanche il est plus difficile pour eux de réinvestir au plan professionnel l'expertise acquise au long du voyage. "J'ai regardé les fiches de postes. Je ne corresponds à aucun profil. Je vois les limites institutionnelles des postes que je pourrais avoir chez des bailleurs sociaux, les aménageurs, les services urbanisme des villes...  Si je postule à ce genre de boulot, il me faudra mettre de coté mes idéaux." Alors ils regardent du côté des associations qui travaillent sur le logement d'insertion ou développent des projets d'auto-réhabilitation et de construction accompagnée à l'instar des Compagnons bâtisseurs. "Mais ces associations reçoivent trop peu de soutiens des pouvoirs publics", pense Pierre.

Auto diffuser l'expertise collective

Parions que Pierre et Charlène n'attendront pas que les institutions prennent le risque de les intégrer et de reconnaître leur expertise. Leur livre constitue un bel outil de promotion et de diffusion de savoirs d'expériences, fruits de l'action et de la détermination de milliers d'hommes et de femmes, au sud du continent américain, qui n'attendent pas - n'attendent plus - que l'état et la finance produisent leur ville en les excluant. 

Alain JAUNAULT

"Pas besoin d'être urbaniste ou sociologue pour ouvrir ce livre. Il s'adresse à tous ceux qui désirent aiguiser leurs connaissances sur l'Amérique du Sud, s'évader visuellement dans ses décors ou s'inspirer d'initiatives d'ailleurs pour repenser son quotidien" Pierre Arnold & Charlène Lemarié.

Vous pouvez vous procurer le livre, en assurer la diffusion et aussi contribuer à l'organisation de débats ou rencontres autour de l'habitat populaire, l'auto construction, l'autogestion en contactant Pierre Arnold : pierre.arnold.pa@gmail.com.
 
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