Les gens me disent : « Je n'arrivais pas à faire le lien entre tous les éléments du système »
Plus de 30 000 exemplaires vendus avec la sortie récente en format poche
Avec le recul, quel bilan tirer d'une telle enquête ? Quels sont les retours ?
Depuis la sortie du livre, il y a un an et demi déjà, j'ai rencontré des lecteurs dans de nombreuses librairies, lors de réunions, de débats. J'ai reçu un nombre incalculable de messages, de mails, venant de tous publics, jeunes et vieux, paysans et citoyens, hommes et femmes. Cela a donné lieu à des témoignages forts, poignants, qui rajoutent aux exemples de mal-être, renvoient au vécu des lecteurs et lectrices. Ils confortent d'une certaine manière mon diagnostic et mon analyse. Les gens me disent : « On le savait, mais je n'imaginais pas à ce point » ; « Je n'arrivais pas à faire le lien entre tous les éléments du système, à recomposer les pièces du puzzle... »
Le livre a eu un retentissement indéniable, avec des moments d'échanges très forts, y compris entre les participants à ces rencontres publiques ! Comme si l'on avait ouvert les vannes et libéré la parole. Lors de certains débats, on a bien senti le besoin de parler, de témoigner, de partager. Malheureusement, il faut regretter le silence d'une grande partie des leaders politiques ou professionnels. Le titre du livre est bien révélateur de cet état des lieux.
Pourtant certains ont pu sembler surpris, comme s'ils le découvraient…
Tous les témoignages dans le livre - et depuis - montrent l'inverse. Depuis 40 ans, on a vu les alertes se succéder, venant de toutes parts, de journalistes, d'économistes, de lanceurs d'alerte, y compris du monde agricole lui-même, voir les cellules sur les agriculteurs en difficulté et les chiffres MSA. Ces alertes ont été étouffées ou ignorées. Au mieux, elles ont donné lieu à des évolutions à la marge. Les chevilles ouvrières du monde agricole sont souvent dans le déni, par aveuglement ou par méconnaissance des réalités.
Ils regardent ailleurs ! Mais aussi par croyance, comme par religion, une forme de foi dans le progrès, la croissance, la technique et le développement sans limites. Ils hésitent à remettre en cause et à voir les signaux et les indicateurs d’une impasse : une population agricole âgée, en mal de renouvellement, un taux de suicide élevé signe d'un mal-être persistant, des maladies chroniques liées à l'alimentation, une chute dramatique de la biodiversité... Ces problèmes ne sont pas seulement à la marge, ils supposeraient une vraie transformation du système agricole et alimentaire.
Où ça bloque ?
Les réticences sont fortes et les arguments avancés du type « Oui, mais... » renvoient selon les cas à la souveraineté alimentaire, à l'emploi local dans les secteurs agricole et agroalimentaire, à la balance commerciale... Beaucoup d'arguments avancés, comme « il faut du temps, on n'a pas les solutions », doivent être relativisés quand on voit les expériences sur le terrain et les travaux de recherche pour produire autrement. D'autres tiennent parfois de la mauvaise foi, ou de la manipulation de l'opinion autour d'idées fausses ou détournées de leur sens premier, comme l'agribashing ou la souveraineté alimentaire.
Pour moi, les verrous ne sont pas tant techniques que socio-économiques et politico-idéologiques. Le modèle dominant profite avant tout à une « caste » minoritaire constituée par une partie des paysans mais surtout par des acteurs économiques, de agrofourniture et l’agroalimentaire, largement bénéficiaires de la situation, en opposition avec l'intérêt général. Beaucoup de ces acteurs n’ont aucun intérêt à ce qu’une agriculture et une alimentation plus "vertueuses" soient mis en œuvre. D'une certaine façon, le système en place se défend. Et le débat public est en partie biaisé ou confisqué en interne comme en externe, avec la société.
Depuis la sortie du livre, il y a un an et demi déjà, j'ai rencontré des lecteurs dans de nombreuses librairies, lors de réunions, de débats. J'ai reçu un nombre incalculable de messages, de mails, venant de tous publics, jeunes et vieux, paysans et citoyens, hommes et femmes. Cela a donné lieu à des témoignages forts, poignants, qui rajoutent aux exemples de mal-être, renvoient au vécu des lecteurs et lectrices. Ils confortent d'une certaine manière mon diagnostic et mon analyse. Les gens me disent : « On le savait, mais je n'imaginais pas à ce point » ; « Je n'arrivais pas à faire le lien entre tous les éléments du système, à recomposer les pièces du puzzle... »
Le livre a eu un retentissement indéniable, avec des moments d'échanges très forts, y compris entre les participants à ces rencontres publiques ! Comme si l'on avait ouvert les vannes et libéré la parole. Lors de certains débats, on a bien senti le besoin de parler, de témoigner, de partager. Malheureusement, il faut regretter le silence d'une grande partie des leaders politiques ou professionnels. Le titre du livre est bien révélateur de cet état des lieux.
Pourtant certains ont pu sembler surpris, comme s'ils le découvraient…
Tous les témoignages dans le livre - et depuis - montrent l'inverse. Depuis 40 ans, on a vu les alertes se succéder, venant de toutes parts, de journalistes, d'économistes, de lanceurs d'alerte, y compris du monde agricole lui-même, voir les cellules sur les agriculteurs en difficulté et les chiffres MSA. Ces alertes ont été étouffées ou ignorées. Au mieux, elles ont donné lieu à des évolutions à la marge. Les chevilles ouvrières du monde agricole sont souvent dans le déni, par aveuglement ou par méconnaissance des réalités.
Ils regardent ailleurs ! Mais aussi par croyance, comme par religion, une forme de foi dans le progrès, la croissance, la technique et le développement sans limites. Ils hésitent à remettre en cause et à voir les signaux et les indicateurs d’une impasse : une population agricole âgée, en mal de renouvellement, un taux de suicide élevé signe d'un mal-être persistant, des maladies chroniques liées à l'alimentation, une chute dramatique de la biodiversité... Ces problèmes ne sont pas seulement à la marge, ils supposeraient une vraie transformation du système agricole et alimentaire.
Où ça bloque ?
Les réticences sont fortes et les arguments avancés du type « Oui, mais... » renvoient selon les cas à la souveraineté alimentaire, à l'emploi local dans les secteurs agricole et agroalimentaire, à la balance commerciale... Beaucoup d'arguments avancés, comme « il faut du temps, on n'a pas les solutions », doivent être relativisés quand on voit les expériences sur le terrain et les travaux de recherche pour produire autrement. D'autres tiennent parfois de la mauvaise foi, ou de la manipulation de l'opinion autour d'idées fausses ou détournées de leur sens premier, comme l'agribashing ou la souveraineté alimentaire.
Pour moi, les verrous ne sont pas tant techniques que socio-économiques et politico-idéologiques. Le modèle dominant profite avant tout à une « caste » minoritaire constituée par une partie des paysans mais surtout par des acteurs économiques, de agrofourniture et l’agroalimentaire, largement bénéficiaires de la situation, en opposition avec l'intérêt général. Beaucoup de ces acteurs n’ont aucun intérêt à ce qu’une agriculture et une alimentation plus "vertueuses" soient mis en œuvre. D'une certaine façon, le système en place se défend. Et le débat public est en partie biaisé ou confisqué en interne comme en externe, avec la société.
« La Bretagne est prisonnière de son histoire et de son dynamisme passé »
En Bretagne, « Il manque surtout un horizon clair pour l’avenir »
C'est aussi le cas de l'agriculture bretonne ?
Oui, On manque d’un projet au sens politique du terme. Cela concerne la FNSEA, les organismes agricoles, type Chambres d'agriculture, comme les politiques publiques depuis la Région jusqu'à l'Europe, avec la réforme attendue de la PAC. Que veut-on en matière de structures, la taille des fermes, de modes de production, d'alimentation, d'emplois, de paysages, de biodiversité, d'environnement...
J'ai montré dans mon livre la dimension historique de ce type de développement en Bretagne, mais aussi la duplicité des autorités envers les "alternatives". Il n'y a qu'à voir la façon dont l’agriculture biologique a été considérée jusqu’à présent par les pouvoirs publics et par les grands acteurs de la distribution : principalement comme une "niche" pour citoyens éclairés et/ou comme un segment de marché comme un autre. Alors que la bio est d’abord une philosophie, à laquelle sont adossées un ensemble de techniques. Et qu’elle porte en germe, dans l’absolu, une véritable révolution agronomique.
La Bretagne est prisonnière de son histoire et de son dynamisme passé. La situation actuelle est très ambivalente avec un potentiel humain énorme, des avantages climatiques indéniables, une jeunesse éduquée et volontaire... Il manque néanmoins une remise en cause des erreurs passées et, surtout, un horizon clair pour l’avenir. Cela implique un projet davantage sociétal que marketing. A d'autres moments de son histoire, la région Bretagne a su se donner un souffle, un vrai projet collectif, global économique, social, culturel, territorial, en phase avec l’époque et ses enjeux.
Quelle est dans ce contexte la place des journalistes et des médias ?
L'information est aujourd'hui fragmentée dans un monde de plus en plus complexe. Nous devons aider à décrypter les enjeux, expliquer les multiples contextes dans leur complexité et montrer les conséquences tangibles de certaines décisions, par exemple politiques, ou des évolutions comme les structures de production. Il ne s'agit pas de renvoyer la responsabilité aux seuls individus, paysans et consommateurs, ou de saucissonner les problèmes. Nous devons donner des éléments d'analyse globale, à la fois historique, économique, sociologique ou politique, afin d’éclairer ce qui "fait système".
Qu'est ce qui a plu au jury du prix Albert Londres dans cette enquête ?
Apparemment, c'est le travail d'enquête approfondi et au long cours, à la fois technique et incarné par des témoignages, qui donnent une dimension humaine au récit.
Qu'est-ce qui peut rendre encore optimiste ?
Je suis optimiste par nature, mais aussi pour mes enfants. Historien de formation, je sais que l'histoire peut nous surprendre. Je n’adhère pas à la "logique du pire" défendue par certaines personnes avec lesquelles je peux échanger, et pour qui le fatalisme constitue une forme de lucidité. L’histoire nous enseigne précisément l’inverse : le pire n’est jamais inéluctable. L'Histoire est faite de sauts, de rebondissements, de ruptures.... Je dis cela en ayant conscience que l'on subit actuellement, à bien des égards, une forme de contre-révolution qui bloque le changement. Rien n'est écrit !
Recueilli par Rémi Mer
Silence dans les champs de Nicolas Legendre. Editions Artaud 2023. 352 pages, 20 € (version numérique : 13,99 €). Edition poche (2024) chez Harpercollins (8,30 €)
Voir aussi notre article de mai 2023 : "Silence dans les champs", un constat implacable
Oui, On manque d’un projet au sens politique du terme. Cela concerne la FNSEA, les organismes agricoles, type Chambres d'agriculture, comme les politiques publiques depuis la Région jusqu'à l'Europe, avec la réforme attendue de la PAC. Que veut-on en matière de structures, la taille des fermes, de modes de production, d'alimentation, d'emplois, de paysages, de biodiversité, d'environnement...
J'ai montré dans mon livre la dimension historique de ce type de développement en Bretagne, mais aussi la duplicité des autorités envers les "alternatives". Il n'y a qu'à voir la façon dont l’agriculture biologique a été considérée jusqu’à présent par les pouvoirs publics et par les grands acteurs de la distribution : principalement comme une "niche" pour citoyens éclairés et/ou comme un segment de marché comme un autre. Alors que la bio est d’abord une philosophie, à laquelle sont adossées un ensemble de techniques. Et qu’elle porte en germe, dans l’absolu, une véritable révolution agronomique.
La Bretagne est prisonnière de son histoire et de son dynamisme passé. La situation actuelle est très ambivalente avec un potentiel humain énorme, des avantages climatiques indéniables, une jeunesse éduquée et volontaire... Il manque néanmoins une remise en cause des erreurs passées et, surtout, un horizon clair pour l’avenir. Cela implique un projet davantage sociétal que marketing. A d'autres moments de son histoire, la région Bretagne a su se donner un souffle, un vrai projet collectif, global économique, social, culturel, territorial, en phase avec l’époque et ses enjeux.
Quelle est dans ce contexte la place des journalistes et des médias ?
L'information est aujourd'hui fragmentée dans un monde de plus en plus complexe. Nous devons aider à décrypter les enjeux, expliquer les multiples contextes dans leur complexité et montrer les conséquences tangibles de certaines décisions, par exemple politiques, ou des évolutions comme les structures de production. Il ne s'agit pas de renvoyer la responsabilité aux seuls individus, paysans et consommateurs, ou de saucissonner les problèmes. Nous devons donner des éléments d'analyse globale, à la fois historique, économique, sociologique ou politique, afin d’éclairer ce qui "fait système".
Qu'est ce qui a plu au jury du prix Albert Londres dans cette enquête ?
Apparemment, c'est le travail d'enquête approfondi et au long cours, à la fois technique et incarné par des témoignages, qui donnent une dimension humaine au récit.
Qu'est-ce qui peut rendre encore optimiste ?
Je suis optimiste par nature, mais aussi pour mes enfants. Historien de formation, je sais que l'histoire peut nous surprendre. Je n’adhère pas à la "logique du pire" défendue par certaines personnes avec lesquelles je peux échanger, et pour qui le fatalisme constitue une forme de lucidité. L’histoire nous enseigne précisément l’inverse : le pire n’est jamais inéluctable. L'Histoire est faite de sauts, de rebondissements, de ruptures.... Je dis cela en ayant conscience que l'on subit actuellement, à bien des égards, une forme de contre-révolution qui bloque le changement. Rien n'est écrit !
Recueilli par Rémi Mer
Silence dans les champs de Nicolas Legendre. Editions Artaud 2023. 352 pages, 20 € (version numérique : 13,99 €). Edition poche (2024) chez Harpercollins (8,30 €)
Voir aussi notre article de mai 2023 : "Silence dans les champs", un constat implacable