Cinéma

Dans Trois kilomètres jusqu'à la fin du monde, Emmanuel Pârvu nous emmène dans sa Roumanie natale. Il a choisi un petit village de pêcheurs dans la lagune du Danube, qui devient, l'été, un lieu de villégiature. Monde clos où tout se sait pour le plus grand malheur du jeune Adi.


Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde. Emmanuel Parvu

12/11/2024


 
Delta de libération

C’est l’été.
Prairies desséchées, herbes hautes, bruits de saules et d’aulnes. Vents de peigne sec sur les immenses jonchères.
Les vacances. Les étudiants reviennent chez eux. Adi est rentré dans son minuscule village perdu au beau milieu du delta du Danube.
En famille.
Son père est un pêcheur pauvre, plutôt doux, taiseux c’est sûr. Sa mère aussi, pas moins, croyance de pope et prière en chambre.
C’est l’été. Les vacances. Le retour en famille. Conventionnel !
C’est la famille dans un village insulaire d’où on ne part et n’arrive qu’à bord de barques-taxis rapides
ou celles plus lentes des locaux. La prison est dotée de trois murailles : la famille, le village, le delta.
Adi est vu la nuit très près, trop proche d’un touriste de Bucarest venu là pour un festival musical. Le
touriste aspire l’épine dans un doigt de la main d’Adi. Scène tournée de dos, la nuit, dans les rues
sableuses. Murmures d’aveux, espoir de se revoir.
On retrouve le lendemain Adi le visage plus que tuméfié, le corps lacéré de coups entre le médecin
chargé des premières constatations, du flic local chargé de la déposition et de ses parents tellement
inquiets. Suit un film intense, poétique, oppressant entre une communauté rétractée sur ses
préjugés, où tout se sait et se comprend vite, où tout est traduit en veule comédie humaine, où tous
se tiennent par la barbichette. Le père atterré par la révélation de l’homosexualité de son fils. La
mère en prière de pope qui impose contre son gré une sorte d’exorcisme au garçon bâillonné entre
psaumes et encensoir agité sur son corps ficelé.
Le village, le delta, la communauté et, donc, Adi dont on voudrait qu’il se tire, qu’il s’extirpe, et pas
assez vite, pas comme on le voudrait, pas aussi facilement qu’on voudrait.
Le jeune acteur qui joue Adi nous offre de bout en bout du film la pièce à conviction, œil fermé,
visage sanglant, de l’intolérance la plus rance. Le 112-114 est activé, les services sociaux avertis par la
jeune amie d’Adi, soucieuse de ne plus pouvoir le retrouver puisqu’il est enfermé à double tour dans
la maison par sa famille.
Le huis clos se referme au fur et à mesure qu’on le croit en train de s’ouvrir.
Les chefaillons se promettent des services, s’échangent et s’achètent entre eux des silences. Le
gouvernement du village est une minuscule nomenklatura du sabre, du goupillon et du plus riche qui
tient sous sa coupe vénale le système. Il ne faut pas que le scandale sorte.
Il ne faut pas que la réputation du village soit compromise.

Trop d’il faut. Tellement d’il ne faut pas.
Il ne faut pas que le procureur soit mis au courant car les fils du plus riche risquent sa réputation. Il
ne faut pas que dieu soit mis au parfum car le démon a forme d’un jeune garçon que des petits mecs
lynchent. L’hétéro-normalité organise jusqu’au bout de son souffle la communauté.
Film fin, délicat, poétique, on l’a dit.
Ouvert sur le delta le plus à l’est de l’Europe. Juste avant l’Ukraine.
Adi s’en va. Enfin.
Sous le regard tétanisé du père, désespéré de la mère. Amical de la fille. Adi s’extrait de ses écrous
que sont la profonde bêtise de ses congénères pour filer en pleurant vers un destin de ville et de
libertés.
On le voit que l’homosexualité, ou toutes les formes de trans-différences, sont en premier lieu une
affirmation de soi éminemment politique, subversive, insolemment nécessaire.

Gilles Cervera.

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