lo Capitano, capitaine fracassé
L’histoire est vraie.
L’histoire est pire que vraie, tirée du vrai dont on meurt sur terre et en mer. Du
vrai dont on voudrait qu’il ne le soit pas.
Du vrai dont, nous spectateurs, ne nous tirons pas à si bon compte. Deux
heures de film passent si vite, mais comment dormir après ?
L’histoire est un conte, un conte vrai.
Io Capitano est à voir, c’est une urgence en ces moments de monde à l’envers,
où les exodes, les exils sont des nécessités vitales pour des millions de femmes,
d’hommes et d’enfants.
Le réalisateur est italien. Ça tombe plus que bien.
Au temps de Melloni, au temps de lois dont on espère en France que le Conseil
Constitutionnel la retoque, au temps où l’Europe file aux extrêmes, vilain
temps où l’eau monte avec la misère, les famines avec les sécheresses, la
pauvreté avec l’inflation, aux temps d’aujourd’hui, voilà un film ancré dans
notre temps.
Néo-réaliste dans la tradition italienne.
E la nave va sauf qu’ici le rafiot est affrété par des mafieux et qu’il traverse la
Méditerranée avec à son bord, soutes comprises, la misère à ras bord et au
gouvernail un d’entre eux, même pas majeur, un môme futé, superbe et
tellement effrayé de ce qu’il vit, voit, fait.
Je commence par la fin du film, sa dernière étape car le voyage est tellement
long, l’Afrique si vaste, le Sahara si immense, les miliciens si atroces, les geôles
et les tortures et les sables où nous enfouissons au fur et à mesure des jours
nos têtes d’autruches. Tout est montré.
Tout est là.
L’infini des pistes, les cahots des pick-up, les check-points-guichets, les voleurs,
les prédateurs, les violeurs. Le voyage entre l’Afrique et l’Europe est si long, ici
filmé au mieux de sa longueur, des morts qui s’ensablent et du cauchemar. Et
de la beauté aussi car le spectateur, nous, est au spectacle. Il a besoin de beau
pour rester assis.
Il s’agit d’un film où tout du long s’interroge l’éthique de chacun. Qu’est-ce qui
fait que je regarde ça, ce malheur absolu que je sais ne pas pouvoir ignorer et
qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je dis, ne fais pas, ne dis pas pour ne rester
que spectateur ?
Voilà ce que nous dit aussi ce film introspectif.
Film puissant d’après une histoire vraie, répétons-le. Avec des acteurs qui n’en
sont pas, castés à Dakar d’où tout part. Du Sénégal.
Cette famille de joie et de misère, ces mères-Courage -où sont les pères ? et ces
deux mômes qui portent après le lycée des sacs de ciment pour acheter le rêve
de devenir des stars à Paris. Au départ, on se dit que cette histoire nous est
connue. Non.
Le film est dantesque.
Ceux qui accostent vivants l’Italie sont nos frères, nos sœurs, nos mères, nos
oncles, nos bébés accouchés à bord. Dante n’avait pas écrit de chapitre pour
eux.
Matteo Garrone l’a filmé.
Avec, par moment, pour nous en sortir, fictionnellement parlant, les morts qui
volent façon Kusturica, les spectres qui parlent façon Fellini, c’est beau comme
l’enfer au paradis. Beau comme un mirage.
Beau comme le monde où chacun d’entre nous se bat : les uns, pour leur
survie. Les autres, pour atténuer la brûlure de leur conscience.
Gilles Cervera