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05/09/2023

David Jousset, le philosophe à l'école des pauvres

Interview : Rémi Mer


Qu'est-ce qui peut inciter un professeur de philosophie de l'Université de Brest à s'intéresser à la grande pauvreté ? Des lectures comme celle du père Joseph Wresinski et surtout des rencontres avec les exclus du «Quart Monde ». Des hommes et des femmes qui ont tant de choses à nous apprendre.


Une recherche pionnière inspirée par le fondateur d'ATD Quart Monde
Une recherche pionnière inspirée par le fondateur d'ATD Quart Monde
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« Les pauvres sont nos maîtres ». Tel est le titre de l'ouvrage fondateur de David Jousset écrit à six mains avec ses collègues membres de l'association ATD Quart Monde. Tout un symbole et une école de vie et de sagesse au contact des plus pauvres. Mais comment en est-il arrivé là ? Pour le comprendre, il faut revenir à l'origine du mouvement ATD Quart Monde et l'histoire de son fondateur, le père Joseph Wresinski. Car, derrière ATD Quart Monde, il y a d'abord l'engagement du père Joseph, comme on l'appelle. Un pauvre parmi les pauvres.

Né à Angers, fils de migrants (déjà !), le jeune Joseph milite très vite pour ses pairs d'un centre de rétention. Il interpelle le curé local et deviendra plus tard lui-même prêtre. Il choisit de vivre dans les bidonvilles au plus près des mal logés. Sa conviction est simple : pour sortir les pauvres de la misère et de l'exclusion sociale, il faut non seulement partager leur quotidien, mais aussi se trouver des "alliés" dans le monde politique, intellectuel...  Ainsi, Geneviève de Gaulle, la nièce du général, fut de tous leurs combats. Et l'association ATD Quart Monde créée il y a plus de 60 ans, trouve là ses fondements et la source de son développement, y compris à l'international, dans une trentaine de pays.

"On veut partir de la créativité des acteurs"
"On veut partir de la créativité des acteurs"

Le père Joseph Wrezinski, acteur et penseur

La pensée du père Joseph Wresinski est aujourd'hui un peu mieux reconnue. A preuve le colloque organisé en 2017 sur son œuvre, très riche. David Jousset fait partie de la centaine de personnes, militants, praticiens du travail social et universitaires, qui pendant trois jours vont échanger à Cerisy, un centre de réflexion au cœur de la Normandie. Le thème "Ce que la misère nous donne à repenser" à la lumière de l'œuvre du père Joseph, un homme à la fois d'action et de profonde réflexion. « A l'issue des débats et des échanges très riches, j'ai proposé de donner une suite sous forme d'un séminaire de recherche, autour de la pensée du Père Jospeh », rappelle David Jousset.

Cette recherche participative a réuni des "militants" en situation de grande pauvreté, des praticiens volontaires du  mouvement ATD Quart Monde et des philosophes (voir la vidéo ci-dessous). « Une initiative pionnière à l'échelle mondiale », se réjouit David Jousset ! Précision d'importance : chez ATD, les pauvres sont appelés "militants" et les adhérents accompagnants de l'association, les "alliés". Une bonne façon de remettre chacun à sa place !

Conduite sur plusieurs années, cette co-recherche a débouché en 2022 sur trois mémoires. Le premier concerne la résistance et les différentes formes de lutte contre la misère ; le second traite des droits acquis ou déniés (droit au logement, à l'alimentation, à la santé, au travail...). Enfin, le dernier mémoire aborde l'injustice liée aux savoirs (dite épistémique), dont le savoir d'expérience, souvent ignoré, ou pire, méprisé.

Comment définir la philosophie sociale ?
« C'est une philosophie embarquée dans un contexte et engagée avec un regard critique, précise David Jousset. À l'inverse d’une philosophie politique partant de modèles théoriques, nous devons mettre entre parenthèses nos modes de pensée pour se mettre à l'écoute des acteurs et se consacrer aux logiques d'action. On veut partir de la créativité des acteurs, sans négliger les mécanismes d'oppression ou de domination. »
Partir ainsi de l'expérience des pauvres, c'est aussi partir de leurs mots, de leur récit de vie, leur donner droit à la parole. Bref, les rendre enfin visibles. Pas si facile pour des intellectuels de se retenir d'analyser, de foncer vers l'abstraction, avec moult concepts à l'appui. C'est même là que se cachent les sources d'incompréhension et de malentendus.

Partir du terrain pour interpeller à tous les niveaux
Partir du terrain pour interpeller à tous les niveaux

Changer de regard sur les pauvres

« Les pauvres ont un vrai savoir d'expérience, clame David Jousset. Et leur place est fondamentale pour retisser les liens sociaux. »
Il prend l'exemple d'une jeune femme qu'il accompagne sur un quartier de Brest. Celle-ci est totalement légitime pour parler à ses pairs. Et ça marche ! Pas étonnant qu'ATD Quart Monde ait mis au point une méthode reconnue de "croisement des savoirs", basée sur l'écoute et le respect de la parole, l'empathie et la confiance.

Ce travail de recherche doit donner lieu à une publication à paraître cet automne. Mais au-delà, ce cheminement a déjà produit des effets. D'abord à titre personnel, chacun est amené à repenser ses relations et sa place, à changer de regard sur les pauvres. Partir de leurs mots pour exprimer leurs préoccupations, leurs besoins ("essentiels" ) et tout faire pour reconnaître "leur honneur et leur dignité". « La question du langage est très vite apparue centrale ;  les mots ont une puissance de transformation. » Mais le langage peut aussi être source d'exclusion, voire de violence  symbolique. Plus largement, cette nouvelle posture interroge les dispositifs d'accompagnement et de travail social, de lutte contre l'exclusion et les inégalités, pour la protection de l'enfance...

En tant qu'universitaire, David Jousset a déjà l'expérience d'interventions auprès de médecins et de professionnels de la santé sur la dimension éthique du soin. Ce cheminement avec ATD renforce sa conviction de la nécessité de partir du terrain pour interpeller les travailleurs sociaux comme les institutions et organismes à vocation sociale. Ceux-ci sont parfois tentés par une approche "technocratique" pouvant même conduire à des formes de contrôle social. « Certaines mesures sont même contreproductives », avoue David Jousset. Elles peuvent aller à l'encontre des intérêts mêmes des « bénéficiaires »... quand il aurait fallu les interroger et les impliquer pour sortir de leur propre misère !
« Pour nous, tient à rappeler le philosophe, la philosophie sociale s'inscrit dans une logique de changement à tous les niveaux (Onu, Unicef et OMS compris). Nous sommes convaincus que la misère n'a rien de naturel, ce n'est pas un choix de vie ! La misère est d'abord une violation des droits humains. »
Question de dignité, là aussi. Pas question de baisser les bras devant ce constat alarmant : autour de 8 à 10 millions de pauvres en France et 800 millions dans le monde qui souffrent de la faim. Ce n'est pas rien ! Et ce sont les « militants » eux-mêmes (entendez les pauvres) qui ont suggéré la métaphore suivante : la société est un arbre, dont les pauvres seraient les racines. Et quand l'arbre social est malade...

Rémi Mer
Pour aller plus loin

• Présentation du Séminaire de philosophie sociale mené de 2019 à 2022 


• Sur Histoires Ordinaires : Quand philosophes et personnes dans la précarité "pensent ensemble" (Témoignages)

• Le colloque de Cerisy : Ce que la misère nous donne à repenser avec Joseph Wresinski

• Le site d'ATD Quart Monde

• « Les pauvres sont nos maîtres ». David Jousset, Bruno Tardieu et Jean Tonglet. Editions Hermann, 2019. 200 pages, 18 €.




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