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27/03/2024

Dans le Sahel en crise, la solidarité bretonne résiste

Dossier : Agathe Neveu et Michel Rouger


Comment les associations de solidarité bretonnes, historiquement engagées au Mali, au Burkina Faso et au Niger, vivent-elles le nouveau contexte créé par l’arrivée au pouvoir, en moins de quatre ans, de juntes militaires hostiles à l’État français ? Pas très bien c’est sûr. Mais elles résistent. Témoignages de trois responsables et reportage sur une rencontre dans une ferme bretonne.



Dans le Sahel en crise, la solidarité bretonne résiste
Ils sont trois. Trois militants chevronnés de la solidarité internationale : Alain Diulein, d'Ille-et-Vilaine-Mopti  ; Christian Lemoing, d'ABADAS  ; Benoît Laurent, de Sitala lillin'ba (France) sœur de Sitala du Faso (Burkina). L'association la plus touchée est sûrement la première : Ille-et-Vilaine-Mopti fédérait douze associations, leur nombre a chuté de moitié.

« Six-sept continuent, raconte Alain Diulein. De son côté, le conseil départemental, avec lequel les liens ont toujours été forts, a suspendu sa coopération comme prescrit par le gouvernement : cinq techniciens travaillant pour l'éducation, le maraîchage, le solaire, ont dû être licenciés ; un autre termine des projets mais va connaître le même sort. » Le conseil régional a aussi suspendu ses subventions, sur la même contrainte du ministère des Affaires étrangères ; des projets lancés restent aidés jusqu'à leur terme, il y a  un soutien indirect par RBS (Réseau Bretagne solidaire), c'est tout.

Là-bas, les aides comme les fournitures scolaires qui peuvent être maintenues sont perturbées par la guerre larvée entretenue par la présence des djihadistes. Au Burkina Faso, ces derniers ont frappé l'été passé près de Bittou et l'école bilingue soutenue par ABADAS a dû fermer. Craignant pour sa sécurité, Sitala Burkina n'invite plus Benoît Laurent à venir là-bas : à cause aussi du Covid, lui qui y retournait deux fois l'an, n'y va plus depuis trois ans. En France, outre les subventions publiques taries, il y a le climat  troublé par l'actualité politique et ses images : « Des gens disent "A quoi bon soutenir puisqu'ils n'aiment pas la France" », rapportent-ils tous les trois. Et pourtant, malgré tout ça...
 
"Un décalage énorme" entre les dirigeants politiques et la population

Ille-et-Vilaine-Mopti a décidé d'utiliser son fonds de trésorerie pour soutenir l'éducation et l'agriculture. De quoi tenir en gros un an. Et d'aller solliciter des associations à l'étranger, allemandes par exemple, pour retrouver des moyens. ABADAS poursuit son action sur l'eau et l'assainissement à Koudougou, s'active sur le photovoltaïque et l'agroécologie. Les échanges culturels entre Sitala Lillin’ba, nom officiel de Sitala France, et Sitala Burkina restent riches : des artistes burkinabés sont accueillis en Bretagne trois mois par an et ce sera encore le cas du 15 mai au 31 juillet prochains. Parce que les besoins des populations, frappées par des crises sociales, économiques, sécuritaires, sont immenses. Parce que les liens tissés à la base par une longue histoire commune et des décennies d'actions solidaires  restent forts malgré les divisions au sommet.

« Il y a un décalage énorme entre les politiques tout là-haut et la bonne entente qui continue, souligne Christian Lemoing. Notre message : on ne se mêle pas de politique, on soutient nos partenaires de la société civile. Eux nous disent : “Ne nous abandonnez pas.” » 

Les 12 et 13 mars derniers, à Ouagadougou, les participants bretons au "Forum Alimentation et Territoires" Brésil - Burkina Faso - Bretagne ont été surpris par la qualité de l'accueil, y compris d'institutionnels burkinabés. Certes, le sentiment anti français activé par les juntes au pouvoir existe mais principalement dans les villes : « Dans les campagnes, il n'existe pas », affirme Christian Lemoing. 
 
"Tourner la page"

« La France doit faire profil bas, ne pas la ramener, il faut tourner une page ; après tout, ils ont le droit d'avoir d'autres partenaires », poursuit-il. « On a changé de paradigme, souligne Alain Diulein, et c'est peut-être une opportunité : voir les choses de façon plus large, en tenant compte de l'évolution du monde, travailler davantage sur  l'environnement, l'éducation à la citoyenneté, et ce en privilégiant la concertation. »

La concertation, autrement dit « faire avec plutôt que faire pour » comme dit Benoît Laurent, c'est l'ADN de Sitala dont les deux associations, France et Burkina, permettent aux deux populations de se rencontrer, de se découvrir depuis vingt ans par la culture, les spectacles et les animations présentés dans les écoles et collèges par des artistes d'ici et de là-bas. 

S'ajoutant au covid, le climat politique perturbe les échanges : WhatsApp ne remplace pas le « vécu de la rencontre », comme dit aussi Benoît Laurent. Il incite l'opinion et les financeurs à moins ou ne plus s'engager. Mais comme Ille-et-Vilaine-Mopti, ABADAS et des tas d'autres, Sitala  ne lâche pas, décidée encore plus à « promouvoir la richesse de la différence au cœur d'une même humanité », à « créer du lien de peuple à peuple ».

Un appel à la population

Comme le moment incite davantage encore à unir ses forces, 27 associations engagées au Burkina ont créé en janvier 2021 le Groupe Burkina Bretagne Solidaire (GBBS) abrité par le Réseau Bretagne Solidaire. A la dernière réunion, ce 25 mars, huit étaient présentes. « Beaucoup d'associations ont vu leurs vivres coupés », constate Christian Lemoing. Mais les restantes sont déterminées et le groupe compte s'élargir aux associations engagées au Mali et au Niger. 

Mais n'est-ce pas à l'ensemble des organisations de la société civile bretonne (et française) de montrer plus encore sa solidarité face aux tourments actuels vécus par les habitants des trois pays du Sahel ? « Ce qui va nous permettre de continuer à vivre, dit Benoît Laurent, ce ne sont pas les subventions, c'est que l'on fasse appel à nos artistes. »

Michel Rouger
 
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Le Forum international alimentation et territoires 2023 - 2024

La chaîne YouTube de Sitala Lillin'ba

abdou_et_martine.mp3 Abdou et Martine.mp3  (16.63 Mo)

Abdou-Rasmané et Martine continuent leur lutte : l’agroécologie
Double peine en quelque sorte pour Abdou-Rasmané Ouedraogo et Martine Porgo : pas facile de vivre sous la junte du Burkina… pas facile non plus d’obtenir un visa du gouvernement français pour répondre à l’invitation de leur partenaire, le CCFD Terre Solidaire. Un véritable parcours du combattant. Le directeur général de l’organisation de micro-crédit UBTEC et la paysanne semencière ont quand même réussi à venir pour partager avec les Bretons, en janvier et février, leur engagement  indéfectible : l’agroécologie. Résumé de leur témoignage au terme de leurs rencontres bretonnes. 
A la ferme du Bas Val à Saint-Germain-en-Coglès (35), avec des femmes agricultrices du réseau Agrobio 35
A la ferme du Bas Val à Saint-Germain-en-Coglès (35), avec des femmes agricultrices du réseau Agrobio 35

​« Maintenir les liens »

Abdou-Rasmané : « On a discuté des relations politiques entre nos Etats. Les gens étaient intéressés de comprendre pourquoi il y a des tensions entre la France et les pays du Sahel. Nous avons essayé de véhiculer un message de paix entre les peuples. Il faut maintenir les liens entre les populations et ne pas nous laisser emporter par la folie de nos dirigeants. »

Dont acte : la solidarité plus que jamais, continer les actions communes. 

Dans le Sahel en crise, la solidarité bretonne résiste

​A la pointe du micro-crédit vert

L’UBTEC, que dirige Abdou-Rasmané Ouedraogo est une coopérative agricole au service de l’environnement et des paysans forte aujourd’hui de 240 000 bénéficiaires-actionnaires. Elle valorise les projets agroécologiques : plus les pratiques sont vertueuses pour l’environnement et plus les taux d’intérêt sont intéressants pour les paysans. 
 
Face à la dégradation des terres agricoles liées à la pollution de l’eau et aux pesticides, le directeur de l’UBTEC et son équipe ont décidé « de ne pas rester les bras croisés ».  Il y a le levier du micro-crédit : « Développer des produits financiers verts, c’est une première en Afrique ! » témoigne Adbou-Rasmané avec fierté. Mais l’ambition va bien au-delà : « On souhaite développer d’autres pratiques respectueuses de l’environnement pour aller vers plus de résilience, une régénération environnementale et faire face au manque d’eau. » 

Un tel combat est bien sûr mondial, l’affaire de tous, et ce séjour en Bretagne  a été productif : « Il faut unir nos forces, échanger, partager nos pratiques pour faire face au changement climatique. »

Dans le Sahel en crise, la solidarité bretonne résiste

​Une productrice semencière... aux 1000 métiers

Pour faire rentrer l’ensemble des activités menées par Martine en une journée, il faudrait plus de 24 heures. Cette productrice semencière est devenue cheffe de sa ferme au décès de son mari. Formée pendant trois ans à la production de semences, elle sème et récolte aujourd’hui du sorgo, du sésame, du mil ou encore du niébé, une production 100% agroécologique. Lorsqu’elle a commencé à cultiver, ses terres étaient très arides. Aujourd’hui, grâce à des techniques agroécologiques, son sol est régénéré et fertile.

Alors qu’elle pourrait se contenter de son activité agricole, de l’éducation de ses enfants et de l’accueil de sa famille élargie, Martine n’en reste pas là ! Enseignante en langue mooré, représentante locale à la radio Voix des paysans, formatrice au Centre de promotion rurale pour les futurs agriculteurs, couturière, élue à la commission agricole du comité de développement local de sa commune… Martine est sur tous les fronts.

« J’ai formé beaucoup de femmes productrices semencières car ce sont elles qui souffrent beaucoup dans leurs conditions de vie et de travail », explique-t-elle. Sans cesser elle-même de se former : ce voyage en Bretagne lui a permis de porter la voix des femmes paysannes du Burkina mais aussi de s’inspirer des pratiques de ses confrères et consoeurs bretons et bretonnes.

​Agricultrices d’ici et de là-bas, mêmes combats

Pendant leur séjour breton, Abdou-Rasmané et Martine ont rencontré plusieurs agricultrices. Parmi elles, Maïwenn Le Mézec, maraichère bio installée depuis deux ans à Plourhan, dans les Côtes d’Armor. Entre deux planches de semis de carottes, Abdou, Martine et Maïwenn ont échangé sur une réalité commune entre la France et le Burkina : les femmes doivent se battre pour se faire une place dans le monde agricole.

« Au début je ne voyais pas mon genre comme un frein et quand je me suis installée, j’ai naturellement pris en charge les tâches féminines. Aujourd’hui j’ai des carences et je regrette de m’être enfermée. On nous dit toujours qu’il faut un homme à la ferme alors on veut se former pour montrer qu’on est capables de se débrouiller toutes seules », témoigne la jeune maraichère. Aujourd’hui, alors qu’on lui demande souvent où est le patron, l’agricultrice est fière de prôner l’indépendance féminine. 

Après avoir écouté ce témoignage, Martine raconte : « Quand j’ai eu mon premier crédit, les hommes m’ont dit que je n’y arriverais pas. Aujourd’hui les hommes viennent me demander comment j’obtiens mes crédits. »

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​« Chez nous, la femme est le poumon de l’économie familiale »

Au Burkina Faso, pour une femme, devenir responsable de sa ferme est rarement un choix, explique Martine. Certaines agricultrices deviennent cheffes d’exploitation mais seulement si leur mari décède ou quitte la famille. L’enjeu aujourd’hui est qu’elles se réapproprient les terres et leurs droits. D’autant que ce sont les femmes qui perpétuent les systèmes d’entraide et de solidarité grâce à la transmission de mère en fille des savoirs ancestraux et des valeurs paysannes. « Chez nous, la femme est le poumon de l’économie familiale. »

Très souvent, poursuit-elle, les garçons se font happer par la ville et l’orpaillage alors que les filles restent au sein de la famille. Total : bien que l’ensemble du travail agricole repose majoritairement sur les femmes, ce sont les hommes qui dirigent les fermes et possèdent les terres...
 
Leçons africaines en lycées agricoles

Abdou-Rasmané et Martine se sont aussi rendus dans des lycées agricoles. Face aux élèves, le burkinabé a présenté le contexte agricole dans son pays ainsi que plusieurs réussites. Il a raconté la victoire contre Monsanto et contre l’introduction de semences OGM, il a parlé de la régénération des sols grâce aux arbres fertilitaires : un véritable message d’espoir pour ces jeunes qui s’apprêtent à rentrer dans un monde agricole en pleine crise. 

Abdou-Rasmané commente : « Il faut instaurer une solidarité au niveau de l’agriculture pour pouvoir mener un certain nombre de combats contre les multinationales qui s’accaparent les ressources et leur transformation. » 

Martine, elle, a insisté auprès des jeunes sur la nécessité de préserver l’environnement. « Au Burkina, nous connaissons aujourd’hui des conditions agricoles difficiles car nos arrières grands-parents ont eu des mauvaises pratiques. Il faut préserver l’environnement au profit de la communauté. »
 

Espoirs des deux côtés

Ce séjour aura été impactant autant pour Abdou-Rasmané et Martine que pour les personnes qui les ont reçus. « Ça nous a permis de découvrir des réalités différentes. J’ai senti que toutes celles et ceux qui nous ont reçus ont été très attentifs. Les gens étaient étonnés qu’on soit plus avancés sur le plan écologique, étaient très émerveillés par notre modèle agroécologique global et le fait qu’on ait réussi à mettre en place des outils financiers pour favoriser des pratiques vertueuses », confesse Abdou-Rasmané.

« Ce voyage va me donner de l’élan », révèle de son côté Martine. À son retour, elle veut augmenter sa production et expérimenter des techniques culturales plus résilientes découvertes lors de la rencontre avec les ingénieur·es de l’INRAE. Elle souhaite aussi sensibiliser les femmes de son entourage et plaider auprès des collectivités pour ordonner plus de droits aux agricultrices en terme d’accès à la terre et d’autonomie.
                              
Des rencontres qui laissent donc derrière elles de nombreuses perspectives humaines et solidaires, malgré cette crise entre les deux Etats.

Texte et photos : Agathe Neveu

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Le micro-crédit pour l’agroécologie au Burkina Faso

 



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