La manifestation de Rabat le 20 mars
Depuis le 20 février, à Marrakech, il est de tous les sit-in, défilés, rassemblements. Adlelali Atif, 52 ans, professeur d'informatique et fervent démocrate depuis des années, vit aujourd'hui une nouvelle jeunesse. D'emblée, il a mis son expérience de vieux militant du Parti socialiste unifié au service de ces jeunes qui veulent changer la politique. Joint au téléphone, il témoigne et en même temps analyse le tournant en cours.
«Toutes les conditions étaient réunies», dit-il. Le «printemps arabe » apparu en Tunisie puis en Egypte ne pouvait que s'étendre au Maroc où le «ras le bol des jeunes » était patent : visible depuis des années dans les actions des jeunes diplômés au chômage ou dans l'abstention aux élections.
Le militant des Droits Humains Abdelhamid Amine.
Après les espoirs, le "modèle" tunisien
Le Maroc, en fait, a gâché les occasions. Le militant de gauche se souvient des espoirs surgis en 1996 quand le roi Hassan II a ouvert son régime de fer, passé un compromis avec l'opposition, libéré des prisonniers politiques, accepté une certaine liberté d'expression. Le vent d'ouverture s'est renforcé à l'automne 1999 quand Mohamed VI est monté sur le trône. « Il a dit "Je vais assainir la situation", Il y a eu un élan de changement. Ça a duré trois ans.»
En 2003, la démission du Premier ministre socialiste Youssoufi provoque un changement de cap. Mohamed VI préfère désormais des technocrates. « Les conseillers du roi, emmenés par son ami Himma ont opté pour le modèle tunisien », accuse Abdelali Atif. Les attentats islamistes de Casablanca, la même année, leur donnent un argument supplémentaire : « Cela leur a servi de prétexte comme à chaque fois qu'on demande plus de démocratie, alors que deux millions de personnes ont manifesté contre les attentats.»
Les "amis" du roi
Ce Fouad Ali El Himma, souvent épinglé aujourd'hui sur les banderoles, peut entreprendre son opération : créer un parti unique fort. Ce qu'il fait en 2008 avec le PAM, le "Parti Authenticité et Modernité" qui, dès les élections suivantes, en 2009, s'affirme comme le premier parti marocain.
Ce qui est surtout authentique, et peu moderne, c'est l'affairisme qui prospère alors de plus belle autour du roi. « Les "amis" du roi ont occupé, étouffé le champ politique et le champ économique, poursuit Abdelali Atif : le droit, la liberté d'expression ont reculé, des journaux ont été condamnés, certains ont fermé; pour les entrepreneurs, la concurrence a été faussée, des maffiosi sont apparus... Avec les inégalités qui s'aggravent, une classe qui s'enrichit pendant que la pauvreté augmente, les ruraux qui viennent en ville, etc., cela fait beaucoup de choses accumulées...»
A Rabat, le 20 mars
Des islamistes peu nombreux
Toutes ces frustrations de la société, ce sont les jeunes, «délaissés par les partis traditionnels », qui se sont chargés de les porter le 20 février. « Au début, le roi et les partis se sont dits "on va voir jusqu'où ça va aller." Les défilés ont été pacifiques. On s'attendait, vu tout ce qui se dit dans les médias, que les islamistes seraient nombreux et organisés, on a été surpris, ils étaient vraiment très minoritaires.
Ici à Marrakech, on est sorti cinq heures, nous étions autour de 5 000 ; tout s'est bien passé, sauf à la fin quand des casseurs en mobylettes sont arrivés par le boulevard Mohamed V. Les enquêtes ont montré qu'ils étaient envoyés par des maffieux: ils ont attaqué un commissariat et brûlé les dossiers compromettants.»
Les marches et sit-in organisés ensuite chaque week-end dans toutes les villes du Maroc ont échauffé les autorités qui ont décidé de réprimer. Mais le roi n'a pas suivi jusqu'au bout « les factions qui profitent du système» autour de lui. « Il a donné des consignes pour que la police reste discrète le 20 mars et c'est vrai, qu'il n'y a eu aucun incident dans tout le pays, malgré plus de monde encore.»
« Pas de démocratie "à la marocaine" »
Le 20 mars, le mouvement a aussi évolué. Les jeunes apolitiques qui l'avaient lancé un mois plus tôt, ont été rejoints par les syndicats et les partis. « Les revendications sont aussi plus claires, les slogans plus précis.» Une expression court aujourd'hui le Maroc qui résume tout : monarchie parlementaire. Le roi a fait quelques pas dans son discours du 9 mars mais il va devoir faire plus.
« Je crois que le roi est intelligent, il voit l'intérêt de la monarchie, mais son discours du 9 mars est resté flou. Le roi reste le garant de la continuité, le symbole du pays mais tout ce qui est gestion économique, politique, sociale etc, doit revenir à un gouvernement responsable sanctionné par les élections.»
Aux yeux des manifestants comme Abdelali Atif, il n'y a pas à tourner autour du pot: « Il n'y a pas de démocratie à la marocaine, à l'orientale. Il y a la Démocratie. La monarchie parlementaire, c'est la monarchie parlementaire.» Le roi du Maroc restera "Commandeur des Croyants", point.
Les militaires aussi
« Dangereux »
« Il faut une rupture, les jeunes sont clairs, poursuit leur aîné; ils ne sont pas dans l'idéologie comme dans les années 70, ils sont pragmatiques, concrets, rapides pendant que les partis discutent. Aujourd'hui au Maroc, 70% de la population a moins de 35 ans. Toute cette jeunesse a internet, voit ce qui se passe ailleurs, veut vivre son époque.
« Nos amis occdentaux doivent comprendre que la société marocaine a changé. Ce n'est pas la société de la colonisation, des années 60, des indigènes. La rue demande une rupture. C'est un moment historique. Les politiciens marocains prennent encore ça comme un phénomène qui va passer. "On va faire des petits débats le temps que ça se passe". C'est dangereux.
Aujourd'hui, la situation est maitrisable, demain, je n'en sais rien. Les jeunes sont impatients, ils veulent du concret. Tout est possible. Nous, on a accompagné les jeunes avec notre expérience, la maturité mais ils peuvent vite aller dans les extrêmes. Si on n'était pas là, il y a longtemps que certains auraient dit "Mohamed VI, dégage". On a commencé à la voir sur Facebook."»
Abdelali Atif sera de nouveau dans la rue le week-end prochain. Et sûrement le week-end suivant...
Recueilli par Michel ROUGER.
Photos Christine QUINEL.