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03/07/2024

Sur instagram, Souroure décolonise le voyage

Interview : Agathe Neveu


En 2019, Souroure Najai a créé le compte intagram Decolonial Voyage aujourd’hui suivi par plus de 25 000 personnes. Au fil de ses posts, elle analyse les pratiques de voyageurs et voyageuses de l’Occident dans les pays dits des « Suds ». Elle questionne leur attitude et invite à considérer le voyage comme un acte politique.


Souroure Najai regarde les voyageurs. Les poplations rencontrées aussi, tel ce petit Népalais (© Divet-Rouger)
Souroure Najai regarde les voyageurs. Les poplations rencontrées aussi, tel ce petit Népalais (© Divet-Rouger)
decoloniser_le_voyage.mp3 Décoloniser le voyage.mp3  (13.11 Mo)

Souroure aime voyager, la rencontre interculturelle, la découverte de l’autre. Ses périples, ses lectures ou encore les vidéos de voyage qu’elle regarde l’ont amenée à se questionner. Elle a souvent été interpellée par certains baroudeurs occidentaux en séjour en Afrique, en Asie ou encore en Amérique latine. Par leurs pratiques, pas toujours respectueuses des populations locales, par leurs postures souvent paternalistes. Et un jour, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase :
« Je suis tombée sur une photo d’un petit enfant racisé publiée sur les réseaux sociaux, ça a été la photo de trop. Concrètement j’ai pris mon téléphone et j’ai créé un compte insta. »
C’était en 2019. Depuis, sur son compte intagram Decolonial Voyage, elle déconstruit les pratiques de voyage, en dénonce certaines, et nous invite à repenser notre imaginaire.

"Ils ont cru que nous faisions la manche"

Enfant, Souroure a beaucoup voyagé avec ses parents et notamment dans son pays d’origine, la Tunisie. C’est là-bas qu’elle observe, très jeune, le comportement problématique des touristes européens.
« Un jour, je visitais la Grande Mosquée de Kairouan avec mes parents. Nous pique-niquions à l’entrée du bâtiment et j’ai senti le regard misérabiliste d’européens qui ont cru que nous faisions la manche. »
Ce jour-là, elle prend conscience du rapport de domination colonial qui existe entre les peuples.

Ainsi, les pratiques de voyage, le rapport aux territoires, aux gens rencontrés lors de séjours dans les pays des Sud ont largement été façonnés par un imaginaire colonial selon l’instagrameuse. Cette analyse, elle l’a construite en écoutant les discours des « influenceurs voyage » ou en décryptant des vidéos ou documentaires sur le sujet. Certaines photos diffusées sur les réseaux sociaux l’agacent particulièrement :
« Pour valoriser leur voyage, certaines personnes publient des photos d’enfants rencontrés pendant leur séjour. Ces photos sont souvent prises sans le consentement des enfants. On ne se permettrait pas cela en Europe ! »
Prôner la réalisation individuelle à travers le voyage, monétiser les échanges interculturels, « exotiser les cultures locales », considérer les populations à disposition des touristes… autant de pratiques issues du colonialisme. Malgré la culture de la négociation de certains pays, Souroure observe par ailleurs une tendance des touristes à ne pas accepter la valeur des produits vendus sur les marchés.
« On va voyager dans un pays des Suds, donc il faut que ça nous coûte le moins cher possible. »

Sur instagram, Souroure décolonise le voyage

Le volontourisme ou le complexe du sauveur blanc

Pour aller plus loin, la jeune femme alerte sur le « volontourisme », un business en pleine croissance qui surfe sur le besoin de se sentir utiles des populations occidentales en quête de sens. En d’autres termes, le « complexe du sauveur blanc ». Ainsi, de plus en plus d’agences de voyage proposent des séjours dans des orphelinats ou des écoles en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. Ces missions répondent rarement aux besoins des populations locales car l’accomplissement personnel des touristes est au centre du projet. Alors qu’aucune préparation en amont du départ n'est proposée, les touristes sont souvent en décalage culturel total et incompétents vis-à-vis des enfants car aucune formation n’est exigée. Selon Souroure, ces pratiques sont ancrées dans un imaginaire colonial selon lequel le « blanc » va aider les pays en voie de développement.

Alors que faire ? Arrêter de voyager dans les pays des Suds ? Souroure nous suggère deux réponses : prendre conscience de nos privilèges d’une part, voyager autrement d’autre part.

Le voyage, un acte politique
 
« Comment peut-on mettre en avant autant de valeurs humanistes et d’un autre côté, invisibiliser des questions très politiques qui concernent le voyage ? Comment peut-on aller dans des endroits, ressentir un amour fou pour la population alors qu’on peut croiser ces mêmes personnes dans nos pays sans les voir ? »  
En posant ces questions, Souroure nous invite à politiser nos pratiques de voyage. En effet, traverser les frontières librement est aujourd’hui un privilège réservé aux personnes occidentales. De ce privilège découle une responsabilité selon l’instagrameuse : prôner des valeurs d’ouverture, d’accueil et de tolérance chez nous et pas uniquement à l’autre bout du monde. Elle ajoute même :
« Pour contrer les discours d’extrême droite, il faudra que toutes les personnes qui voyagent prennent la parole. »
Une réflexion particulièrement d’actualité.


Reconstruire un nouvel imaginaire

Une fois ce privilège conscientisé, Souroure appelle à faire un pas de côté et à déconstruire nos imaginaires de voyage :
« Arrêter de dévaloriser les cultures locales, tout négocier. Accepter le juste prix des choses. »
Pourtant, en aucun cas elle ne revendique l’arrêt du voyage. Elle est en effet persuadée que l’humain a toujours voyagé. C’est une richesse. Le partage interculturel doit être maintenu à tout prix, encore plus dans le contexte politique actuel. Mais le sens du voyage doit être questionné.  
« Depuis que j’ai commencé à réfléchir à la décolonialité dans le voyage, je vois les choses différemment. Je ne ressens plus le besoin de voyager comme avant. Réfléchir à ces questions rassasie mes besoins de voyager. Le fait de prendre du recul, changer nos paradigmes et perspectives, m’apporte une autre vision des choses. J’ai moins la bougeotte car je me questionne beaucoup sur l’éthique. J’aurais du mal à pratiquer quelque chose que je critique. »
La créatrice de contenu travaille en ce moment sur un podcast afin de nous donner davantage de clés de réflexion. Elle rêve d’un monde où l’on voyagerait moins mais mieux. Où les relations entre les peuples seraient décoloniales, solidaires et harmonieuses.

Agathe Neveu


 
Voyager autrement : de vraies rencontres avec le tourisme équitable et solidaire

 
 
Trois sites parmi d'autres à découvrir :

• Le label Tourisme équitable et solidaire

• L’ATES Association pour le tourisme équitable et solidaire)

• L'exemple de Tamadi

Et aussi

• Les programmes du Réseau Bretagne Solidaire pour les jeunes

• La plateforme France Volontaires



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