Tout est dit sur le panneau qui introduit au jardin : l'humour du maître des lieux et sa vie. Patrick Ségui, 69 ans aujourd'hui, a trouvé la porte de sortie d'un lourd passé en entrant dans l'art, un art qui l'a sauvé en le réconciliant avec lui-même, avec l'enfant pied-noir qu'il était à Alger. Débarqué à Marseille en 1962, à 10 ans, lors de l'exode qui a suivi l'indépendance algérienne, le futur Moss dessine en effet déjà beaucoup.
« Je dessinais ce que je voyais, les lieux, les ambiances. A Marseille, j'ai découvert la BD à la bibliothèque en face de chez moi. A 13 ans, j'ai fait une BD noir et blanc que ma grand-mère a envoyé à France-Soir. Et Pierre Lazareff m'a répondu en m'invitant à continuer ! »
« Je dessinais ce que je voyais, les lieux, les ambiances. A Marseille, j'ai découvert la BD à la bibliothèque en face de chez moi. A 13 ans, j'ai fait une BD noir et blanc que ma grand-mère a envoyé à France-Soir. Et Pierre Lazareff m'a répondu en m'invitant à continuer ! »
20210603 Moss l'ex braqueur.mp3 (10.43 Mo)
"Je me suis spécialisé, je ne braquais que les banques"
« Si j’avais eu un accompagnement quand j’étais gosse, j’aurais pas braqué », va-t-il lâcher tout à l'heure en parlant des ateliers qu'il a animés avec des enfants trisomiques. Peu motivé à l'école, père de famille à 18 ans, Patrick Ségui lâche la palette pour la roulette. Il devient croupier comme tous les hommes de la famille. Et puis, un jour, la mafia turinoise met la main sur le casino familial, piège les clients...
Je me suis mis en colère, je passe les détails, ça a été assez violent et puis j’ai arrêté le casino, j’ai acheté un restaurant. Mais ça marchait pas. Comme j’avais travaillé vingt ans dans la nuit, j’ai été voir des potes qui étaient un peu dans le milieu et je leur ai demandé une solution. Ils m’ont dit "T’as la came et le braquage. Le braquage, t’en as jamais fait ; la came, vu que t’as un gros réseau dans les casinos, ça peut marcher". Moi, ça me branchait pas trop. J'ai choisi les braquages et je dois reconnaître que ça me plaisait beaucoup. J’aimais bien cette action. C’est rapide. Y’a pas de violence. Enfin, si, y'a une violence morale quand même. Les mecs, ils viennent bosser le matin, tu leur mets un calibre sur la tête, c’est vrai, mais je m’en foutais un peu : pour dire, j’étais vraiment en colère.
Je me suis spécialisé, je ne braquais que les banques. J’en faisais beaucoup. J’aimais bien quand j’étais tout seul. Ça a marché pendant deux ans J’arrêtais pas. Comme la peinture, pareil. J’avais des demi-sel en renfort, je les montais en bagnole, je disais "Tu m’attends, je vais chercher des cigarettes. A Nimes, boulevard Jean Jaurès, je suis entré dans la banque, je l'ai braquée, je suis revenu à la voiture. Lui : "Tu as les cigarettes ?" Moi : "J’ai pas eu le temps, j’ai braqué la banque". Alors le mec, on le voyait plus, il avait changé de métier ! »
"J’ai peint à temps plein, tous le jours, tous les jours, tous les jours"
Nous rions. Pas longtemps.
« Je les ai payées cher mes conneries. Un jour, à Lunel, un 13 août, je suis sorti de la banque, ils m’ont mis une balle dans le dos. Ça m’a traversé, j’étais par terre, je me suis dit "Putain, je vais caner comme ça, c’est pas vrai !" En plus, moi, mes parents, ils m’ont pas éduqué comme ça, même si on travaillait dans les casinos. J’ai dit "Si je m’en sors , je me mets vraiment à la peinture. Je suis rentré en prison et de suite, je me suis mis à peindre.
J’ai peint tout ce que je voyais. Les cours, les bagarres, les parloirs, les douches… J’ai peint à temps plein, tous le jours, tous les jours, tous les jours. Ma frangine Marina sortait les dessins, ça a été exposé de suite. Dans une brasserie, à Sète, la patronne voit ça, elle dit "C’est trop bien, on les expose". Les journalistes qui avaient fait un article sur un artiste dans une galerie voisine viennent boire un demi et voient les tableaux : "C’est qui le mec qui fait ça ?" Cette violence, c’était de l’expressionnisme à fond. Elle leur a expliqué. Pour eux, c'était un super reportage. J’ai eu la première page du Midi Libre. Et quand c’est revenu à la prison, chez les matons et tout... »
"Regarde, c’est José Bové !"
Moss l'artiste est né. De la prison de Villeneuve-lès-Maguelone, Marina continue de sortir les dessins, les expos se succèdent. Dans la prison même, un condamné célèbre les découvre bientôt à son tour.
« Dans la cour de promenade, on était pratiquement que des braqueurs, des trafiquants, on jouait aux cartes contre les grillages, on faisait un peu de muscu, la plupart tournaient en rond, cherchaient… Et là, le mec il rentre dans la cour, mon pote me dit "Regarde, c’est José Bové !". J’avais même pas entendu parler. J’étais dans ma peinture, musique à fond. Le pote m'explique et je me dis : " Il a des couilles le mec !" Bové commence à tourner dans la cour : en général, arrivé à la moitié de la cour, le mec, normalement, il n’a plus les baskets. Lui, il fait le tour. Les rapaces regardent mais comme ils ont dû le voir à la télé, le temps que leurs deux neurones se mettent en marche, il a eu le temps de faire le tour. Il arrive vers nous, il a vraiment de la psychologie, il s’arrête et dit "J'arrive". Mon pote : "Oui, on t’a vu à la télé".
Donc on parle. Ça faisait du bien. Tu pouvais entamer des conversations en dehors de "J’ai trois milliards planqués, ma femme elle ira au tapin"... Enfin bref. On remonte. On reste avec lui dans les escaliers parce que souvent ils attaquent dans les escaliers. Je lui explique pour le café et tout. On rentre dans ma cellule qui n'est pas loin de la sienne. Il reste sur le cul. Y’a des tableaux partout, des peintures. Je lui explique. On est devenu pote. Après, il a vu ce qui se passait dans la prison. Quand il est parti, il m’a dit : "Ecoute, je sors, je vois pour la peinture. Il m’a organisé une très très belle expo à Millau. Par la suite, il m’a fait bosser dans le journal Gardarem lo Larzac. »
A la tronçonneuse, les traverses deviennent des totems
Condamné à vingt ans de réclusion, Moss résiste par la peinture aux violences de toutes sortes qui font le quotidien des détenus, en passant d’une prison à l’autre, de Villeneuve à la centrale de Muret à Toulouse. La chance. Il y rencontre un juge d’application des peines passionné de peinture. Il lui montre ses carnets. Le juge voit qu’il ne triche pas. Au bout de treize ans, Moss retrouve la liberté.
« Je sors. Je n’arrive plus à peindre. J’en avais trop fait. Ma frangine m'accueille. J'allais à la plage, je prenais du bois flotté. Gosse, on habitait au bord de la mer, je travaillais les bois flottés, je trouvais dans l’eau des bouts de goudron, on faisait de la pâte à modeler… J’ai commencé à faire des bois flottés. Puis j’ai eu la chance d’être accueilli à la Grande Barge, à Villeneuve-lès-Maguelone. »La Grande Barge est un collectif d'artistes engagés. Lors d'un atelier à la prison ils ont rencontré Moss : "Quand tu sors, si t'as un souci, viens nous voir". Il n'a pas oublié. L'ancienne usine, près de la gare, est partagée en box, il s'y installe avec une caravane. Il rencontre entre autres un Allemand qui sculpte à la tronçonneuse. Il en trouve une « à 40 balles » dans un discount et s'attaque à des traverses de chemin de fer.
« Elles faisaient peut-être 2 m 50 – 3 m, je fais des totems, je les peins. A l'époque, j'avais vu une émission, des migrants d’Afrique subsaharienne essayaient de rejoindre les Canaries dans des pirogues, les cayucos. J'ai fait des grands totems ressemblant à des vies humanisées en les posant sur des pirogues. J’ai appelé ça des cayucos. Un attaché culturel français à Alger est passé, j'en ai un exposé là-bas. J'aurais pu retourner à Alger, je me suis dégonflé. Il faut que j'y aille un jour. »
Dans les écoles, à l'hôpital psychiatrique : un partage
Par la suite, avec la Grande Barge, Moss a retrouvé la prison de Villeneuve pour un atelier.
« J’ai fait peindre des types qui avaient du sang jusque là. Ils disaient "J’ai jamais peint, c’est du boulot de tapette". Après, ils en revenaient pas. Ils envoyaient ça à leur mère, à leur femme, à je ne sais qui. »Car il est revenu à la peinture, « au bout de quatre-cinq ans ». Elle s'est mêlée aux assemblages de bois ou de cartons par lesquels Moss aime transmettre son art à tous. Le collectif de la Grande Barge lui a ouvert d'autres portes, celles des écoles.
« Je crois que j’ai écumé toutes les écoles de Montpellier et des environs. J'ai beaucoup travaillé aussi à l'hôpital psychiatrique de La Chartreuse, près de Dijon. Là, j'y monte pour la cinquième fois. Je vais bosser avec les patients. On va faire des séries de personnages en bois découpés. Il y a cinq ans, on a travaillé sur des cabanes de jardins. On décorait ensemble la cabane à l’extérieur et après, à l’intérieur, ils devaient bosser seuls, il faut entrer un peu dans leur tête, leur folie, leur malaise.
J’ai travaillé aussi avec des enfants trisomiques. Ils s'agitaient sur leur chaise. Il y avait de grandes toiles au mur pour peindre. Je leur ai mis des pinceaux au bout des bras, j’ai tout scotché et ils ont peint. Mais c’est moi qui m’occupe des couleurs, on va pas mélanger n’importe quoi. »
Les murs : "J’y pensais quand il y a eu le confinement"
« Il faut les diriger, ils en ont besoin. Mets toi à leur place. Ce sont des gens très sensibles. On me l’a fait quand j’étais en taule : "Pour un brigand c’est pas mal." Ça m’est toujours resté un peu en travers. Pour eux, c'est "Ah c’est bien" mais en voulant dire "Pour un handicapé c’est pas mal." Avec un handicapé, je parle, je lui dis "Si tu veux, je te fais le croquis et je te montre, Je fais doucement, doucement, pareil pour les couleurs, et à la fin quand ils montrent, c’est pas le même regard. »Moss, aujourd'hui, ne poursuit plus guère ces ateliers. Il est devenu impossible d'ailleurs pour lui d'intervenir dans les écoles : « Avec les histoires de pédophilie, ils demandent le casier judiciaire... » Il vit de son art. Mais dans son jardin près de l'étang, Moss et ses œuvres restent habités par les rêves et les tourments humains :
« Le matin tu te lèves, tu vois loin. Pendant des années, je n’ai eu qu’un mur en face c’est terrible, on s’en rend pas compte. J’y pensais quand il y a eu le confinement. Toutes ces familles qui habitent dans des cités, avec les gosses enfermés à la maison... »
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