« Je ne vous cache pas que voter la loi a été un déchirement pour moi », lâche Étienne Pinte en ce mardi midi de septembre comme s'il était encore travaillé par l'événement vieux de quarante ans. Approuver la légalisation de l'avortement, lui le catholique fervent ! Et pourtant...
« À une de mes permanences, explique-t-il, j'avais reçu une mère de cinq enfants. Elle attendait un sixième. Elle m'a dit : "Monsieur le député, je ne peux pas supporter physiquement, moralement, psychologiquement la venue d'un sixième." Je lui ai répondu : "Mais, Madame, la loi vous interdit d'avorter !" Quelques mois après, elle s'est fait avorter par une faiseuse d'anges, comme on disait, elle est décédée et l'enfant aussi. Là, je me suis dit "il y a un problème." »
« Tu es fou ! Tu vas être liquidé aux prochaines élections ! »
Alors, il a voté la loi de son amie Simone Veil. Malgré ses convictions intimes. Puis il a dit non cinq ans plus tard faute des assurances promises. Derrière d'apparentes contradictions, comment trouver esprit plus libre ? On comprend que pendant ses cinquante ans d'engagement politique, vingt-quatre ans de député des Yvelines, treize années de maire de Versailles, on l'ait pris souvent pour « un canard sauvage », comme il dit, chez ses camarades du RPR puis de l'UMP. Ainsi encore, pour prendre un autre exemple, lors de l'abolition de la peine de mort en 1981.
« "Qu'est-ce que tu fais ? Tu es fou ! 65 % des Français veulent son maintien, tu vas être liquidé aux prochaines élections !", me disait-on. » Étienne Pinte a tenu, a voté l'abolition... et a été réélu constamment ensuite : « La ville de Versailles est peut-être une oasis de valeurs sortant de la moyenne », suppose-t-il. En tout cas, en 1956, Gérard et Denise Pinte ont bien fait de la choisir pour ouvrir une librairie...
Oasis ou pas, Étienne Pinte a pu y déployer une « spiritualité partagée ». L'un de ses « grands bonheurs » a été d'y créer un centre cultuel musulman avec Mohamed Kherroubi, devenu son ami. « Nos concitoyens de confession musulmane priaient le vendredi dans une arrière-cour de bistrot, insalubre, c'était inacceptable aussi bien pour le maire que pour le croyant que je suis. Une minorité de catholiques n'a pas bien compris au départ, ceux qui m'ont beaucoup aidé ce sont les protestants. »
« L'histoire de la famille a toujours été de servir »
Dieu, c'est clair, ne chemine jamais très loin d'Étienne Pinte. Héritage familial. Une grande histoire belge, catholique et militaire. Plusieurs générations d'officiers de cavalerie au service du roi des Belges. Servir, tout est là. « L'histoire de la famille a toujours été de servir. Servir son pays, servir les autres. J'ai fait ainsi toute ma carrière quasiment à la commission des Affaires sociales de l'Assemblée. » « Je ne passe pas une journée, ajoute-t-il, sans penser à cette phrase que répète souvent Jean Vannier : « Tout homme est une histoire sacrée ».
Aujourd'hui, là est son parti, totalement. Étienne Pinte, l'homme de droite qui plus d'une fois vota avec la gauche, est sorti du théâtre politique. Il n'a pas repris sa carte à l'UMP. « Quand on me demande "Où est-ce que vous êtes ?", je dis "Je fais partie du parti des pauvres". » À 75 ans, il n'a donc plus à ferrailler à l'UMP sur la défense des étrangers, des demandeurs d'asile, des sans-papiers...
La sensibilité à l'étranger, un autre gène familial. « J'ai un peu vécu ça. Ma mère était Alsacienne, née dans un pays alors rattaché à l'Allemagne ; mon père Belge ; j'ai eu une grand-mère irlandaise, des ascendants polonais. Ce karma parental s'est accentué quand mes parents, venus rejoindre la résistance en France et poursuivis par la gestapo, ont été accueillis dans les Pyrénées par une famille de républicains espagnols : toute mon action ensuite, en particulier de législateur, a été imprégnée du fait que mes frères et moi nous ne serions pas là aujourd'hui si nous n'avions pas été recueillis, accueillis. L'étranger, le réfugié, quelle que soit sa situation juridique, pour moi, c'est sacré. »
Étienne Pinte, l'indigné
Pour eux, il a souvent ferraillé. Il vibre : « Pourquoi sommes-nous, jusqu'à récemment, le second pays après les États-Unis pour les demandes d'asile ? Aux quatre coins du monde, quand on parle de la France, on pense à 1789, à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, c'est ça qui fait tilt. On devrait être fier de continuer à attirer. Soyons honnête, on ne peut pas être fier de la façon dont nous maîtrisons le problème. »
Étienne Pinte s'indigne pareillement de la pauvreté : « Est-il normal que près de 9 millions d'hommes, de femmes et d'enfants vivent sous le seuil de pauvreté en France, qui est encore le 5ᵉ pays le plus riche du monde ? Que 3, 5 millions de nos concitoyens soient mal logés, près de 150 000 sans domicile fixe, etc, etc. »
Chez cet homme posé, au parler tout en retenue, il y a, et il y a toujours eu, du révolté, soutenant un jour les occupations de logements illégales du collectif Jeudi Noir, protestant toujours contre l'aveuglement des politiques qui ne voient plus la société.
« Il n'y a plus de personnalités politiques naturellement crédibles »
« On vit une période horrible, celle du "Tous pourris" », dit l'auteur, en 2012, d'un livre-charge contre l'extrême droite (1). « Les politiques, qu'ils soient de droite ou de gauche, se sont exclus, je dirais, de la crédibilité, la fiabilité, la confiance que nos concitoyens peuvent avoir en eux. Il n'y a plus de personnalités politiques naturellement crédibles aux yeux de la population. On est pourtant tombé suffisamment au fond du trou pour qu'ils se réveillent ! »
« Heureusement qu'il y a le monde associatif pour colmater les brêches, ajoute-t-il, et aussi, même si ce n'est pas correct, le travail au noir qui sert également d'amortisseur. » Autant dire que l'ex-député maire est heureux d'agir à temps complet au « parti des pauvres », en l'occurrence à la tête du CNLE, le sigle (heureusement en abrégé...) du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
Il y a été nommé par le gouvernement Fillon en 2010 et reconduit par le gouvernement Ayrault en 2013. Outre la présence accrue des associations, passées de huit à douze, sa satisfaction majeure est la création officielle le 19 décembre 2013, après dix-huit mois d'expérimentation, d'un 8ᵉ collège, celui des intéressés, les personnes en situation de pauvreté et de précarité.
« Ce que vous faites sans moi, vous le faites contre moi » (Mandela)
Aidés par une association qui les prépare aux réunions, huit hommes et femmes, de Chom'actif de Clermont-Ferrand, des Petits frères des pauvres de Saint-Maur, de la FNARS du Languedoc-Roussillon et du Secours Catholique du Quercy discutent et proposent aux côtés des représentants ministériels, élus, responsables d'organismes sociaux, syndicalistes et autres personnes qualifiées.
Un espace de démocratie méconnu au cœur d'une république décrite souvent en crise. Étienne Pinte aime et applique la phrase de Mandela : « Tout ce que vous faites pour moi, si vous le faites sans moi, vous le faites contre moi. » Quand il établit un ordre du jour, le président du CNLE le « prépare autant que possible avec eux pour qu'il représente bien leurs préoccupations. »
Tous ceux concernés par la lutte contre la pauvreté et la précarité sont donc bien là. Forts des rapports, des « bibles » comme dit Étienne Pinte, publiés chaque année par La Fondation Abbé Pierre, Médecins du Monde, le Secours Catholique et ATD-Quart Monde, ils sont consultés et missionnés par le gouvernement ou l'interpellent, proposent, recommandent : « Nous avons l'entière liberté de nous saisir de n'importe quel problème », souligne leur président.
S'engager, pour donner un sens à sa vie
Pour quelle efficacité ? Vaste question. À côté des mesures nouvelles, il faudrait déjà que les gens puissent faire valoir leurs droits. Les aides non réclamées représentent « entre 6 et 10 milliards d'euros ». De quoi refroidir même un gouvernement bien intentionné. Ce qui est plutôt le cas aujourd'hui : « Je dois être honnête, remarque l'ancien député UMP, le regard porté par l'actuelle majorité est certainement un regard plus positif sur la pauvreté que celui de la majorité précédente. »
Une chose est sûre : Étienne Pinte n'est pas prêt de dételer. « Tant que Dieu me prête vie, je n'arrêterai pas... » Au CNLE, dans les bureaux ministériels ou encore à la préfecture de Versailles, à la commission des titres de séjour : « Là, j'ai sur le feu un couple d'Égyptiens, une famille arménienne, une famille géorgienne, un étudiant syrien... » a-t-il simplement indiqué. L'habitude.
Est revenue alors à l'esprit la toute première phrase de l'entretien. « Ma ligne de vie, avait-il commencé, c'est d'abord de donner un sens à sa vie. Pour cela, il faut s'engager. Et s'engager au service de l'Homme. Voilà ce qui a toujours guidé ma conduite. »
Michel Rouger - Photos : Tugdual Ruellan
(1) Extrême droite, pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, avec le père Jacques Turck. 96 pages, 12 €. Éditions de l’Atelier.
(1) Extrême droite, pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, avec le père Jacques Turck. 96 pages, 12 €. Éditions de l’Atelier.