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17/10/2024

Marine Chereau, la photo pour garder la maison en mémoire

Texte et photos : Tugdual Ruellan


Voilà plus de vingt ans que Marine Chereau, originaire de Nantes, promène son appareil photo au gré des rencontres. Agée aujourd’hui de 82 ans, elle accompagne enfants du quartier et migrants pour un regard élargi et bienveillant passant par l'image. Elle propose aussi des livres pour la mémoire de l’habitat, histoire de faire perdurer la vie et le souvenir.


marine_chereau.mp3 Marine Chéreau.mp3  (9.73 Mo)

Appareil photo en bandoulière, Marine Chereau est entrée dans la pièce de vie principale. Elle ferme les yeux. Surgissent alors les cris des enfants qui ont grandi ici, les musiques et les odeurs qui ont imprégné les murs, les chants, les mots, les joies, les colères. Les objets sont encore en place. Tout marque la vie et pourtant demain, tout aura disparu, mis en vente ou partagé entre les héritiers à la suite d’un décès, d’une séparation. Alors, avec calme et discernement, elle photographie.  
 
« J’essaie de faire passer les histoires, les émotions, les souvenirs… J’aime être seule à ce moment-là, me balader dans les pièces de l’appartement ou de la maison. Jamais je ne construis le projet avant, jamais je ne photographie en arrivant. »
 

« A l’image de nos territoires intérieur »

Marine a pris le temps de la rencontre. Elle aime ce temps où les gens commencent à se livrer, à parler de leur vie, de leurs passions, de leur intime, de leurs douleurs aussi. Au cours de l’échange, surgit parfois un très lourd secret de famille, non-dit. Il lui plaît de rencontrer le mari d’un côté, la femme de l’autre… Tous deux ne racontent pas les mêmes choses. Marine traverse les pièces et le bâti se dévoile. « Les maisons sont le prolongement du moi et le moi y joue en direct ses aventures, dit-elle en citant les paroles du psychiatre François Vigouroux. Elles sont à l’image de nos territoires intérieurs » (L’âme des maisons, Fayard, 2011). La photo capture ce que l’objet lui raconte. Marine cherche à donner sens à cet instantané matériel pour que perdurent le souvenir et la vie.
 
La photo n’a pas toujours fait partie de sa vie. Marine ne la découvre qu’en 2000 à l’âge de 58 ans. Son premier mari, peintre, n’a jamais voulu qu’elle travaille. Après avoir beaucoup voyagé, vécu dans le sud de la France, elle revient à Nantes pour être proche de ses enfants. Elle devient directrice de la communication dans une entreprise mais est licenciée après un rachat. Au décès de son compagnon, elle se lance comme travailleuse indépendante et a l’idée de réaliser des inventaires patrimoniaux, preuves pour des assurances. Le contrat ne dure qu’un an. Marine achète alors un ordinateur et un appareil photo.
 
« Je ne savais me servir ni de l’un, ni de l’autre ! Je suis descendue dans la rue et au premier clic, c’est devenu une passion. Je n’ai jamais arrêté alors que je n’ai aucune technique photographique malgré moult formations et autres stages… Je remplace ce manque de technique par mon instinct et mon ressenti. Une photo pour raconter une histoire. »

A l’image de ce que les gens ont vécu

En 2004, elle a cette idée saugrenue de retourner chez les gens pour leur proposer de garder une mémoire de leur habitat, au moment d’une mise en vente ou d’une séparation. Elle reçoit une première commande et l’aventure perdure.
 
« Il faut sélectionner les photos, parfois faire des montages, mettre en page la maquette. J’ai dû réaliser une trentaine de livres, totalement intimes et réservés à l’usage de la personne et de ses proches. »
 
Le livre qu’elle réalise est à l’image de ce que les gens ont vécu. Que des photos, pas de textes, l’image doit se suffire à elle-même... Des objets, des ambiances, des pièces de l’appartement, de la maison, le jardin, parfois la rue… Parfois des personnages, en filigrane ou en situation.
 
« Et surtout, la maison telle qu’elle est dans la vie. Pas de rangement préalable, ça perd son âme. Il faut que je trouve qu’elle est la ressource de la personne dans son habitat. Parfois, c’est le jardin. En feuilletant les pages, chacun doit redécouvrir son chez soi. Certains s’effondrent en larmes. »
 
Et les histoires se succèdent, à chaque fois uniques et bouleversantes. Il y a cette dame qui devait quitter sa maison à la suite du décès de son mari. Douleur immense, pas d’enfant à qui transmettre les biens. Marine photographie tout ce qui fait sens pour elle. Le livre procure un immense réconfort. Il y a ce manoir dont personne ne voulait après la mort du père. Sa belle-fille, allemande d’origine, s’y était installée après la guerre sans n’avoir jamais réussi à s’intégrer dans le village. Musicienne et sculptrice, elle jouait fréquemment du piano. Sous le charme de ses notes, des enfants avaient plaisir à stationner sous la fenêtre pour l’écouter. Elle les a invités à entrer. Ils étaient de plus en plus nombreux, les parents sont venus aussi… Ils ont finalement créé un orchestre et se sont produits dans le monde entier.
 
Il y a cette rencontre avec un homme qui venait de perdre sa femme et qui voulait quitter la maison. A l’intérieur, que des meubles fonctionnels et une décoration minimaliste. Marine comprend : « Notre maison était toujours aux portes grandes ouvertes et nous n’avons pas pris le temps de nous occuper de notre intérieur ». Tout au long de son livre-mémoire, la photographe s’attache à insérer les portraits de tous les membres de la famille qui finalement donnent vie à l’habitat. Il y a cette maison dont les enfants avaient hérité alors que leur mère s’était suicidée à l’intérieur. Restée telle quelle, trente ans après. La venue de Marine fait remonter les souvenirs et procure un moment de joie et de sérénité au sein de la famille. Il y a la maison de ce couple, comme séparée en deux. Chacun raconte à Marine sa propre histoire même si le couple semble uni. Et tant d’autres…

Le quartier des Dervallières à Nantes... tout en pâtisseries !
Le quartier des Dervallières à Nantes... tout en pâtisseries !

La photo dans les quartiers

Marine a aussi plaisir à proposer la photographie aux associations de quartier qui accompagne à Nantes migrants et habitants en situation de pauvreté. Elle réalise de petits films avec eux, expositions photos et livres-mémoire. Avec l’association Nantes lit dans la rue, elle propose de faire un livre « Mômes de zones » à six enfants de migrants, âgés de 8 à 12 ans, dont certains ont vécu passages dans les camps, voyages chaotiques, guerres et conflits.
 
« On leur a prêté un appareil photo et je les ai accompagnés pendant huit jours pour photographier la ville de Nantes et les couleurs de leur quartier, ouvrir les yeux. C’était étonnant. »
 
Parfois, elle se plaît à garder trace d’un événement comme cette initiative de Stéphane Juguet, anthropologue urbain.
 
« Il a proposé de créer une maquette du quartier des Dervallières uniquement avec des pâtisseries confectionnées par les habitants. J’ai suivi la mise en place de la maquette de 16 m² et réalisé un livre-reportage. »
 
En 2023, elle fait un livre sur le tournage du film « Six pieds sous terre », réalisé en 2023 à Campbon en Loire-Atlantique par le nantais Matthieu Haag. Elle accompagne aussi à Paris, Stéphane Juguet, sollicité pour une étude sur le quartier d’Aubervilliers-La Chapelle juste avant le projet de construction d’Arena, ce nouveau lieu événementiel et sportif.
 
« Le site était occupé alors par de très nombreux migrants qui cohabitaient avec des toxicomanes à proximité immédiate d’un groupe scolaire. Tout le quartier était en révolution. Pendant dix jours, on a logé dans un HLM, vivant les mêmes conditions que les habitants, pas de meubles, pas de chauffage en plein hiver, au cœur des tensions et des conflits. Proche des migrants, j’ai pu me balader dans le camp, côtoyer souffrances et espérances. Avec mon appareil photo dans les mains, toute peur me quitte. »



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