20220908 Pour Élise et Justine, patrimoine rime avec matrimoine.mp3 (12.03 Mo)
Il y a longtemps que les questions d’égalité entre les hommes et les femmes interpellent Justine. Âgée de 35 ans, la jeune femme originaire de Quimperlé, a travaillé plusieurs années à l’animation de rencontres publiques et la formation à l'égalité hommes-femmes. Titulaire d’un diplôme à Sciences Po et d’un master de journalisme, elle travaille depuis 2020 dans un cabinet sur l’analyse des politiques publiques, le dialogue citoyen et les concertations sur les projets des villes. En 2016, elle rejoint une association locale, « Histoire du féminisme à Rennes », qui documente et diffuse l’histoire des luttes féministes.
« L’aspect historique de ces luttes m’intéressait et nous avons travaillé sur plusieurs trajectoires de femmes de la région. C'est à cette occasion que j’ai rencontré Élise en 2018 pour travailler sur l’histoire de la peintre Clotilde Vautier. »Élise Calvez, 38 ans, est originaire de Rennes avec des attaches familiales en Centre-Bretagne. Passionnée par le monde du théâtre et de la littérature, elle intègre l’Adec à Rennes, maison du théâtre amateur, en 2010 après diverses expériences culturelles. Elle en est nommée la directrice en 2019.
« Je me suis intéressée au théâtre contemporain, notamment à la condition des femmes ouvrières abordée dans le roman Daewoo de François Bon et dans The factory girls de l’auteur irlandais Frank McGuinness. Lors d’une rencontre sur « Les femmes au théâtre », j’ai découvert le travail d’HF Bretagne. »
Au-delà des mots, un enjeu démocratique
HF Bretagne agit pour une égalité entre les femmes et les hommes dans le secteur de l’art et de la culture. Elle est implantée dans plusieurs régions, chacune déterminant son propre fonctionnement et ses actions. L’association est née en 2006 à la suite du premier rapport de Reine Prat. Cette haute fonctionnaire française, agrégée de lettres et inspectrice générale honoraire de la création, des enseignements artistiques et de l’action culturelle au ministère de la culture, milite alors au sein du gouvernement pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans le secteur des arts et de la culture en France. HF essaime progressivement en France avant de s’implanter en Bretagne en 2013. L’association rassemble aujourd’hui plus de cent cinquante adhérentes et adhérents, personnes morales mais aussi associations, collectivités territoriales et organisations diverses réunies autour de tous les arts : spectacle vivant, danse, musiques actuelles et traditionnelles, arts plastiques, cinéma…
« Les deux rapports de Reine Prat, parus en 2006 et en 2009, pointaient une discrimination, surtout dans un domaine qui se pense fréquemment égalitaire quand ce n’est pas progressiste et d’avant-garde ! Il y a dix ans, le but de l’association était d’interpeller les artistes, l’opinion publique, les élus, les citoyens mais nous étions alors jugées de corporatistes. Peu à peu, nous sommes parvenues à convaincre qu’il s’agissait bien d’un enjeu démocratique. Les arts et la culture, c’est ce qui raconte nos symboles, notre société, nos valeurs… »
Question de sémantique
Matrimoine ! Le mot n’est pas nouveau et figure bien dans le dictionnaire de la langue française. Emprunté au latin « matrimonium », il contient le mot « mater », la mère, comme patrimonium contient « pater », le père. On le trouve écrit au XIIe siècle comme matremuine puis au XIVe siècle comme matremoine ou matrimoigne avant qu’il ne devienne matrimoine au XVe siècle. Il désigne alors « l'ensemble des biens, des droits hérités de la mère » en opposition à ceux du père. Au Moyen-Âge, il est coutume que le couple qui se marie déclare son patrimoine, les biens hérités du père, et aussi, son matrimoine, les biens hérités de la mère. Mais à partir du XVIIe siècle, on trouve le terme désuet et burlesque.
Tandis que la langue se masculinise, le mot matrimoine tombe aux oubliettes. Progressivement, la société efface les femmes artistes, leurs œuvres et leur postérité. Il faut attendre 1968 pour le voir réapparaître dans un roman d’Hervé Bazin et un article du petit magazine « L’Écho de la mode » » ! En 2002, l'ethnologue Ellen Hertz étudie l'histoire de ce mot et de son effacement. Ce sont les travaux d’Aurore Evain qui, à partir de 2013, encouragent les militantes du mouvement HF à organiser les Journées du Matrimoine.
Certaines langues ne font pas de distinction. C’est le cas de l’anglais qui, avec son mot « heritage », englobe les deux dimensions. C’est aussi le cas du breton : « En effet, précise Olier ar Mogn, directeur scientifique à l’Office public de la langue bretonne, le breton utilise le mot "Glad" qui, à la différence du français, n'induit aucune idée de genre. »
Qui compte dans le monde culturel ?
Avec les membres du groupe breton d’HF, Justine et Élise commencent par réaliser un diagnostic chiffré pour savoir « qui compte réellement dans le monde culturel ».
Tandis que la langue se masculinise, le mot matrimoine tombe aux oubliettes. Progressivement, la société efface les femmes artistes, leurs œuvres et leur postérité. Il faut attendre 1968 pour le voir réapparaître dans un roman d’Hervé Bazin et un article du petit magazine « L’Écho de la mode » » ! En 2002, l'ethnologue Ellen Hertz étudie l'histoire de ce mot et de son effacement. Ce sont les travaux d’Aurore Evain qui, à partir de 2013, encouragent les militantes du mouvement HF à organiser les Journées du Matrimoine.
Certaines langues ne font pas de distinction. C’est le cas de l’anglais qui, avec son mot « heritage », englobe les deux dimensions. C’est aussi le cas du breton : « En effet, précise Olier ar Mogn, directeur scientifique à l’Office public de la langue bretonne, le breton utilise le mot "Glad" qui, à la différence du français, n'induit aucune idée de genre. »
Qui compte dans le monde culturel ?
Avec les membres du groupe breton d’HF, Justine et Élise commencent par réaliser un diagnostic chiffré pour savoir « qui compte réellement dans le monde culturel ».
« Il s’agissait d’abord d’objectiver pour mieux comprendre. Nous avons ainsi découvert que 52 % des élèves des écoles d’art sont des femmes. Ce chiffre baisse progressivement au moment de la professionnalisation puis de la carrière. Les financements publics ne sont attribués qu’à 18 % aux femmes créatrices, le reste étant attribué aux hommes. Beaucoup de ces femmes interrogées sur les raisons de leur désistement témoignent du manque de modèles et de repères durant leurs études. Comme un manque de projection vers leur avenir d’artiste… Les programmes ne parlent exclusivement que d’artistes hommes pour évoquer les « grands génies » de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la musique… Il y a donc bien là un enjeu d’égalité, de non-discrimination et aussi d’utilisation de l’argent public. »
Progressivement, des artistes rejoignent HF Bretagne puis des réseaux professionnels qui acceptent de questionner leur propre organisation. Le sujet du matrimoine se révèle pertinent pour encourager les jeunes femmes à devenir artistes ou créatrices, pour aussi, faire émerger « l’héritage des mères » et rendre visibles leurs œuvres.
« Parmi les « grands génies », il y a toujours eu de nombreuses femmes mais elles sont demeurées invisibles dans l’histoire. Nous avons constaté que l’œuvre d’une femme pouvait certes être reconnue à un moment mais que très vite, son œuvre s’efface dans la mémoire collective. Y compris des femmes dont les textes étaient lus à la Comédie française, dont les œuvres étaient exposées à la Grande galerie de Paris… »
Mettre en lumière l’héritage culturel légué par les femmes
Partir à la recherche de ces femmes oubliées, c’est le chantier qu’a lancé HF Bretagne. L’intention des militantes est de mettre en lumière, non seulement des figures marquantes de femmes extraordinaires, audacieuses ou flamboyantes, qui ont cassé les codes de leur époque, mais aussi de valoriser des femmes ordinaires, figures locales qui ont agi, créé, valorisé la culture populaire, en dehors de parcours tracés. Des histoires de femmes, aujourd’hui décédées, ouvrières, paysannes, des histoires collectives et plurielles.
Elles ont cherché, fouillé dans les archives, sollicité les collectivités locales et les associations, en repérant la trace de ces femmes artistes au sein d’une Bretagne habitée, vécue mais aussi aimée, lieu de passage ou de création. Puis, elles se sont intéressées aux hommes, persuadées que dans l’ombre du « génie », il y avait sûrement une créatrice. On parle ainsi de Théodore Hersart de La Villemarqué, auteur du fameux Barzaz Breizh, mais jamais de sa mère qui lui a pourtant transmis toutes ses notes de collectage. On connaît l’école de Pont-Aven et de ses grands maîtres, on ignore qu’un groupe de femmes peintres scandinaves ont fréquenté le lieu bien avant, avec assiduité, le définissant comme espace privilégié de création. Elles tentent aussi de repérer les Bretonnes parties, celles qui arrivent et nourrissent la région de leur culture et de leurs figures artistiques.
« Nous sommes persuadées que cette quête du matrimoine n’est pas qu’une simple revendication féministe. Elle enrichit tout le monde et complète la culture générale. C’est comme une deuxième part de bibliothèque que l’on redécouvre. »
Elles ont cherché, fouillé dans les archives, sollicité les collectivités locales et les associations, en repérant la trace de ces femmes artistes au sein d’une Bretagne habitée, vécue mais aussi aimée, lieu de passage ou de création. Puis, elles se sont intéressées aux hommes, persuadées que dans l’ombre du « génie », il y avait sûrement une créatrice. On parle ainsi de Théodore Hersart de La Villemarqué, auteur du fameux Barzaz Breizh, mais jamais de sa mère qui lui a pourtant transmis toutes ses notes de collectage. On connaît l’école de Pont-Aven et de ses grands maîtres, on ignore qu’un groupe de femmes peintres scandinaves ont fréquenté le lieu bien avant, avec assiduité, le définissant comme espace privilégié de création. Elles tentent aussi de repérer les Bretonnes parties, celles qui arrivent et nourrissent la région de leur culture et de leurs figures artistiques.
« Cette quête est difficile car elle interroge notre modèle social et notre manière de penser. Prenez la façon de classer des musées ou des archives. Tout est organisé selon un modèle dominant. Les Archives municipales de Rennes s’emparent de cet enjeu et ont entrepris un grand chantier de recensement et de valorisation des femmes dans l'histoire de la ville, la tâche est grande avec pour le moment un faible nombre de documents associés dans le catalogue. »
400 noms de femmes créatrices sortent de l’oubli
HF Bretagne a jusqu’à présent repéré quelque 400 noms de femmes sur les quatre départements. Elles ont alors créé, avec Marie-Laure Cloarec et Adeline Villeglé, « L’île aux femmes », une série de chroniques radiophoniques du matrimoine breton avec la Corlab, Coordination des radios locales et associatives de Bretagne, en partenariat avec la Skol Radio. Où est-on aujourd’hui ?
Qu’espèrent aujourd’hui Justine et Élise, après ce patient travail de mise en lumière ?
Contact
HF Bretagne
Lucile Linard, coordinatrice
Maison Héloïse
13 rue de Redon
35000 Rennes
bretagne@mouvement-hf.org
www.hfbretagne.com
www.lile-aux-femmes.com
« Un changement s’opère mais il est encore timide. Le sujet paraît assez consensuel mais le mot a du mal à s’imposer. Tout le monde a l’impression de faire du matrimoine sans le dire ! Des villes renomment l’événement annuel « Journées du patrimoine et du matrimoine ». La Région Bretagne met le matrimoine à l’honneur cette année et de plus en plus de villes s’attachent à trouver des noms de femmes pour leurs rues. Le secteur culturel s’ouvre à notre démarche avec ce désir de découvrir des talents oubliés, des œuvres inconnues. »
Qu’espèrent aujourd’hui Justine et Élise, après ce patient travail de mise en lumière ?
« Que l’on ne soit pas obligé chaque année de s’expliquer et de négocier, que la question du matrimoine devienne aussi évidente que celle du patrimoine. Que nous puissions tous disposer d’une cartographie interactive, contributive, pour identifier toutes ces femmes artistes, avec un accès à leur parcours, leurs œuvres, pour, comme le dit avec humour l’illustratrice anglaise Jacky Fleming, « sortir les femmes de la poubelle de l’histoire ». Et surtout, que toutes les personnes qui travaillent sur cette question du matrimoine puissent mettre en commun leurs recherches. Que notre initiative génère sur tout le territoire, l’envie de mettre en lumière toutes ces histoires ordinaires de femmes oubliées. »
Contact
HF Bretagne
Lucile Linard, coordinatrice
Maison Héloïse
13 rue de Redon
35000 Rennes
bretagne@mouvement-hf.org
www.hfbretagne.com
www.lile-aux-femmes.com
À, l'occasion des journées du matrimoine et du patrimoine, l'association Histoire du féminisme à Rennes participe à plusieurs initiatives pour faire découvrir au public le parcours de l'écrivaine, universitaire, historienne des femmes, féministe et femme de théâtre Colette Cosnier. Rendez-vous à Rennes en septembre ICI.