Il fait froid en ce matin d'automne et le chauffage a été branché sous le petit chapiteau. Les enfants sont déjà au travail : ils répètent pour le tout dernier spectacle « Voleurs de Poules ! ». Alexandre Romanès nous accueille. Il raconte.
Avant le premier conflit mondial, son grand-père était, de ville en ville, montreur d’ours. Il a fondé le premier cirque Bouglione qui, de petit, est devenu grand.
Alexandre y est né, en 1951, au milieu des chapiteaux. Il y montre plusieurs numéros dès l’adolescence. Surtout l’échelle libre et le domptage des fauves : « Je faisais travailler les lions et les tigres, mon père m’avait appris. »
Au début des années 70, il quitte la troupe : « Vers 20 ans j’ai commencé à m'éloigner de ma famille, j’ai fait des allers-retours : s'il manquait un dompteur, je venais quelques mois, pour faire plaisir à mon père. Mais ça devenait grand, inhumain. On n’était plus Gitans. La réussite sociale, le paraître : les voitures comptaient plus que les gens, le costume, la belle montre, la belle femme. Tout ça me semblait fou. J’ai un peu essayé de changer les choses, mais c’était impossible. Alors je suis parti. »
La rue, les poètes et la musique
À saint-Germain-des-Prés, Alexandre se produit dans la rue. Il y croise Jean Genêt, mauvais garçon de la littérature française, défenseur des opprimés. Il devient son ami : « Pendant dix ans, je le voyais au moins un jour sur deux. Il me disait que j’avais les mots pour dire et que je devais essayer d’écrire ».
Jean l’introduit dans les milieux de l’écriture et de la musique. Alexandre y rencontre la poétesse Lydie Dattas, son premier grand amour. Elle lui apprend à lire et à écrire : « Dans ma jeunesse, j’ai fait trois écoles en six mois. Je me demandais si les profs étaient normaux. J’étais sur une autre planète, c’est un problème d’éducation : nous, on appelle un chat un chat. Je ne comprenais pourquoi on admire un muscle, ça veut dire que les femmes, les personnes âgées et les enfants ne comptent pas ? Chez nous, la réussite sociale n’existe pas, l’héritage non plus : au dernier des deux qui survit, tout est brûlé. L’écrit est interdit aussi, moi je suis passé dessus. Je viens de ce monde-là et j’ai longtemps hésité à écrire : si je l’ai fait, c’est parce que j’avais des choses à dire. »
Alexandre fait aussi l’apprentissage du luth baroque, donne des concerts. Mais un jour, il arrête : « J’avais une fille, on me l’a volée. Alors je ne pouvais plus jouer. »
Il n’a néanmoins pas coupé les liens avec sa culture tsigane, qu’il continue à aimer et à défendre.
Délia, le retour aux sources et l’écriture
À l’aube des années 90, il passe dans un camp tsigane à Nanterre, aperçoit une belle fille, s’arrête : « Je lui ai demandé ce qu’elle faisait là. Elle m’a répondu " je fais la misère au camp ". Je lui ai demandé si elle voulait faire la misère avec moi et elle a dit oui. Elle est montée dans ma voiture, on est parti. On a passé une nuit ensemble. Le lendemain, selon la coutume des Roms, on était marié. »
C’était Délia, Gitane ayant fui la Roumanie. Ensemble, en 1994, ils vont créer le premier cirque tsigane d’Europe, dans un petit chapiteau de 300 places derrière la place de Clichy à Paris : le cirque Romanès est né.
Cette même année, le premier recueil de poèmes d’Alexandre, dédié à Lydie Dattas, est publié. Quatre autres recueils de poésie d’Alexandre, tous unanimement salués par les lecteurs, ont été édités depuis.
Des années difficiles
L’absence de richesse se lit dès l’entrée sur le campement où sont installés cirque et caravanes.
Après son expulsion de la place de Clichy, en 2006, le cirque trouve un nouveau campement où s’installer pour l’hiver, dans le 17ème arrondissement de Paris.
Aujourd’hui, la troupe est grosse d’environ 30 personnes qui unissent leurs efforts pour la survie du cirque : les temps sont de plus en plus difficiles.
« Le cirque pâtit de la crise : c’est le cas pour le spectacle en général ». Mais l’intérieur est chaleureux. Dans une ambiance poétique et familiale, sous l’œil vigilant du « patron », Délia chante au milieu de l’orchestre de musiciens tsiganes.
Les enfants passent aisément d’un exercice à l’autre. Ils participent tous au spectacle : « C’est un cirque sans animaux. On a juste des chats. Mais j’ai voulu y montrer les disciplines les plus pures : le jonglage et l’acrobatie. »
« Il n’y a plus de place pour nous dans le monde moderne »
Malgré sa notoriété, Alexandre Romanès reste lucide : la discrimination est partout présente, pour lui et la troupe, comme pour les autres. Leurs idées et attitudes dérangent :
« Nous sommes nomades, parcourons le monde. Il n’y a plus de place pour nous dans le monde moderne : la société, les politiques souhaitent notre intégration. Rien ne change. À l’époque du service militaire, nous ne le faisions pas ; nous ne participons pas aux guerres parce que chez nous, on ne tue pas ; la croyance en Dieu est forte mais on n’aime pas les églises.
La stigmatisation est toujours là : nous sommes de sales gitans voleurs de poules et d’enfants... Lorsque Délia rentre dans une boutique, on lui dit encore " il n’y a rien à voler ici ". Au collège, ma fille se fait encore traiter de " sale gitane "… »
Des évènements récents sont d’ailleurs une bonne illustration des difficultés rencontrées : en 2010, à la demande des pouvoirs publics, le cirque Romanès était présent à l’exposition universelle de Shangaï dans le pavillon français… Mais, à son retour en France, Alexandre a dû lutter contre ces mêmes pouvoirs : ils voulaient appliquer la loi interdisant le travail des enfants au sein de son cirque et expulser ses musiciens roumains ! « … Dans les tribus gitanes, le terrain préféré du diable, c’est la politique. La politique est diabolique et on ne vote pas. »
Malgré tout, encore du rêve
Aujourd’hui, Alexandre est pessimiste et imagine une inéluctable fin : « On n’est pas intégré et même si on n’est pas dangereux, le nomadisme devient difficile. »
Les politiques se sont durcies et viennent s’ajouter au regard posé par le plus grand nombre sur les Gitans et ils ont du mal à se défendre. Les Gens du Voyage, c’est aussi une minorité qui, contrairement à d’autres, a des difficultés à se trouver des représentants.
Tout cela lui fait craindre le pire : «La société tsigane est nomade et matriarcale. Nous voulons continuer à voyager. Conserver le rôle et la position des femmes. Elles ont des remèdes qui guérissent autrement et parfois mieux. Cela a tendance à disparaître. Quand je vois des femmes quitter leurs grandes jupes pour des jeans, je me dis que c’est bientôt la fin… »
Pourtant, il continue à rêver. Il recherche des fonds pour la création d’un centre culturel tsigane « Il y a encore des richesses chez nous qu’il faut découvrir et montrer. L’autre jour, j’ai rencontré une danseuse bestiale, un vrai chat sauvage… à tel point que j’ai dû demander ses coordonnées à son père : elle ne me répondait pas quand je lui parlais. Vous mettez une telle artiste sur une grande scène française, et c’est le succès assuré ! »
Il continuera à voyager, tant qu’il pourra. La culture nomade est plus forte que tout et, chez les Tsiganes, on pense peu au lendemain.
…Mais il reste encore de ces lieux d’accueil chaleureux : « Si le Sud Est c’est difficile, en Bretagne on est bien accueilli. On aime particulièrement Brest : on arrive à trente dans un restaurant, il n’y a pas un regard, pas un geste, pas une parole déplacés. »
Dominique Crestin
Bibliographie :
• Le Premier Cirque tsigane d’Europe (Le temps qu’il fait, 1994)
• Un peuple de promeneurs (Le temps qu’il fait, 1998)
• Paroles perdues (Gallimard, 2004)
• Sur l’épaule de l’ange (Gallimard, 2010)
• Un peuple de promeneurs (Gallimard, 2011)
Sur le Cirque Romanès
Le spectacle Voleurs de poules
Une affaire de famille , un reportage de France 3
Sur Tchiriclif, le projet de Centre Artistique Tzigane itinérant d’Alexandre Romanès
Le site de Tchiriclif
Un reportage de BFMTV
Romanès sur Canal Plus