Meriem Zeghidi, ici en blanc lors d'une manifestation de soutien au blogueur emprisonné Azyz Amami, finalement libéré fin mai.
Nous sommes au printemps 2013 et Meriem Zeghidi nous reçoit dans la maison de son grand-père, Georges Adda, figure historique du parti communiste, disparu il y a cinq ans. Les murs de la villa art-déco, située dans une rue tranquille en plein cœur de Tunis, résonnent encore du fracas culturel dans lequel a vécu l'homme de gauche et son épouse Gladys, elle-même pionnière du féminisme tunisien. Disques de jazz, romans d'avant-garde, littérature politique... La demeure a une âme, celle de décennies de questionnements et de luttes, d'abord contre le colonisateur français puis contre la dictature de Ben Ali.
Ces luttes ont été poursuivies par la fille du couple, Leila Adda, elle aussi militante féministe, et par son mari, Salah Zeghidi, farouche partisan de la démocratie. Puis, aujourd'hui, par Meriem Zeghidi, la trentaine, porte-parole de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Il y a comme une évidence ? « Il est vrai qu'avec des parents et des grands-parents de cette trempe, j'ai baigné très tôt dans une atmosphère bien particulière. Toute petite, j'ai connu les meetings, les concerts engagés, les réunions associatives et politiques... Mais cela aurait aussi pu agir comme un repoussoir. C'est d'ailleurs l'effet que ça m'a fait un temps... »
Locataire de l'opposant plus tard assassiné
Au sortir de l'adolescence, en effet, Meriem a fait un « rejet total » de toute forme d'engagement. « Mais au bout de deux ou trois ans, je suis revenue au bercail, dit-elle, et je me suis investie de plus belle. »Fer de lance des contestations estudiantines, la jeune Tunisoise part à Paris, au milieu des années 2000, suivre des cours d'arts plastiques. Elle loue un petit appartement à un ami de sa famille, un autre homme de gauche, Chokri Belaid, l'opposant assassiné le 6 février 2013 à Tunis. Meriem intègre, en France, le comité de soutien à Initiative démocratique, dont fait notamment partie son père, pour les « élections » présidentielle et législatives de 2004 qui offrent 94,49% des voix à Ben Ali.
De retour en Tunisie, Meriem Zeghidi quitte les organisations étudiantes par peur de s'y installer, dit-elle, comme d'autres. Elle rejoint l'ATFD, dont sa mère est une figure historique, et en devient salariée. Elle intègre le centre d'écoute des femmes victimes de violence et se bat pour que les Tunisiens prennent leur avenir en main. Aux élections de 2009, elle incite les gens « à exercer une forme de résistance citoyenne en sortant de l'isoloir avec, dans une main, l'enveloppe destinée à l'urne, et dans l'autre, ostensiblement mis de côté, le bulletin pour le RCD, le parti de Ben Ali ».
« Nous étions certains que la police chargerait »
Celui-ci récolte encore 89,62% des suffrages mais un an plus tard, le 17 décembre 2010, le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s'immole par le feu et la Révolution éclate. « Sur le moment, nous avons tous eu du mal à saisir l'importance historique de l'instant que nous vivions, confie Meriem Zeghidi ; moi-même, c'est en apprenant quelques jours plus tard que le frère d'une de mes amies venait d'être tué dans un affrontement avec la police que j'ai réalisé. »
Meriem se porte alors en première ligne. Malgré les vidéos postées sur internet, les Tunisiens refusent d'y croire. « C'est à partir des massacres de Kasserine, les 8 et 9 janvier, que le vent a vraiment tourné », explique Meriem. Le 14 janvier, Ben Ali abandonne le pouvoir. « Nous étions massés devant les grilles du ministère de l'Intérieur, nous étions certains que la police chargerait, nous ne comprenions pas pourquoi il n'y avait pas de réaction, et puis, à 14h30, la nouvelle est tombée : Ben Ali est en fuite ».
En ces jours du printemps 2013, plus de deux années ont passé, instables, très dures. L'opposition a d'abord accepté d'entrer dans le gouvernement du premier ministre de Ben Ali : « J'en veux aux partis progressistes ; dès le départ, il aurait fallu taper du poing sur la table, exclure les anciens ministres de Ben Ali et amorcer un processus démocratique réel », estime Meriem.
Dénigrée sur internet
Puis, d'atermoiements en démissions, le pouvoir politique a bégayé jusqu'aux élections du 23 octobre 2011 qui ont placé le parti islamiste Ennahda en tête des suffrages. Ennahda « a toujours voulu instaurer une dictature religieuse ; ce que je n'admets pas, c'est que l'opposition ne dénonce pas suffisamment clairement ses intentions ; Chokri Belaid le faisait, lui. Nous devons tous refuser de nous plier aux exigences d'Ennahda, condamner leur discours. Que vont-ils nous faire? Ils vont tous nous tuer? » questionne Meriem qui a vu Chokri Belaïd, devenu son voisin, mortellement touché juste en bas de chez elle.
Meriem a été la cible d'une campagne de dénigrement indigne sur internet, la représentant notamment avec une étoile jaune, elle dont le grand-père juif est enterré dans le carré des libre-penseurs du cimetière catholique de Tunis. Mais il en faut plus pour déstabiliser Meriem la courageuse, convaincue de pouvoir un jour aboutir à l'égalité en Tunisie où un fils touche encore aujourd'hui, à la mort de ses parents, les deux tiers d'un héritage contre un tiers à sa sœur...
La jeune leader féministe tunisienne dit ne pas ne craindre pour sa propre sécurité. « On y pense, parfois, avec mon mari, lui aussi engagé politiquement », avoue celle qui vient d'être maman pour la seconde fois. « Mais que faut-il faire? Vivre dans la peur? Baisser les bras? Jamais. Et s'il devait m'arriver quelque chose, je laisserais en héritage, à mes enfants, le sens des choses pour lesquelles je me suis battue, une trace de mon engagement et de mon sacrifice ».
« Une résistance citoyenne »
Peu à peu, cependant, les femmes et tous les démocrates tunisiens ont réussi à engranger des victoires. Grâce à la résistance citoyenne, Ennahda n'a pas pu imposer sa vision de la société. Meriem s'arme de patience : « Il faudra peut-être dix, quinze gouvernements pour parvenir à la stabilité. Mais cela ne nous effraie pas », assure-t-elle.
« Avant nous, il y a des générations de militants qui ont donné leur vie, été torturés, emprisonnés, persécutés pour que les choses changent. Et on voudrait que tout aille bien d'un seul coup? Mais c'est l'histoire de l'humanité, cela, ces progressions pas à pas. Je fais confiance à mes compatriotes. Chokri Belaid disait: “les ennemis de la démocratie ont contre eux l'intelligence du peuple tunisien”. »
Sur un marché du sud tunisien
Un obscurantisme qui n'a « rien à voir avec l'islam d'ici »
« Je sais, insiste-t-telle, qu'on ne se laissera jamais imposer un obscurantisme qui n'a rien à voir avec l'histoire de ce pays, avec l'Islam d'ici où la polygamie a été abolie parce qu'elle ne correspondait pas à notre modèle de société et où, dans les écoles coraniques du début du siècle dernier, les filles étudiaient en jupe et tête nue .»
Figure écoutée et respectée des progressistes tunisiens, Meriem Zeghidi n'exclut pas, à court terme, de se présenter à des élections, « mais locales, pour pouvoir agir concrètement », précise-t-elle. « Nous y arriverons, parce que les luttes qui s'inscrivent dans l'histoire d'un pays aboutissent toujours », conclut joliment la jeune femme en refermant la porte de la maison familiale, dans le jardin de laquelle poussent désormais les herbes folles. Et au milieu de celles-ci, quelques piments rouges mûrissant au soleil doux de cette fin de printemps, comme attendant leur heure pour être enfin cueillis.
« Rien ne se gagnera rapidement »
Un an plus tard, au printemps 2014, nous avons repris la conversation au téléphone. Entre temps, le
6 janvier, l'égalité entre les hommes et les femmes a été gravée dans la nouvelle Constitution, un cas unique dans les pays à dominante musulmane. À côté de cela, Meriem Zeghidi s'est beaucoup battue « pour connaître la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaid et celui de Mohamed Brahmi, le leader du Front populaire, moins de six mois plus tard, le 25 juillet 2013. Et puis, il y a eu aussi les soldats égorgés par des terroristes cinq jours plus tard. »
« Avec le recul, explique Meriem, je pense que ces morts ont été des événement déclencheurs, qui ont provoqué une prise de conscience. Tout cela a amené Ennahda à partir début 2014. C'est une bonne chose mais rien n’est encore gagné, et rien ne se gagnera rapidement. Il y aura encore du sang mais on est dans un processus révolutionnaire, ce n’est malheureusement pas quelque chose de propre, ordonné. Cela prendra peut-être vingt ou vingt-cinq ans mais on arrivera à imposer des idées progressistes.Elles sont surtout portées par les jeunes : les politiques ont du mal à suivre... »
Jean Berthelot de La Glétais
Jean Berthelot de La Glétais