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11/05/2021

Huguette Le Gall, jusqu’à la mort, accompagne la Vie

Propos recueillis par Marie-Anne Divet


Elle n’est pas née sous une bonne étoile. Elle aurait pu devenir « très très vilaine », elle avait tout pour l’être. Cette « récupératrice ? engrangeuse ? voleuse d’énergie » comme elle se qualifie, a réussi à être infirmière, élue municipale, présidente d’une structure de 64 associations… Et quand les maltraitances de l’enfance la rattrapent, c’est sur ses « deux roues » qu’elle va à la rencontre de l’Autre pour, Jusqu’à la Mort, Accompagner la Vie, (JALMALV), nom de l’association dont elle est présidente à Rennes.



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ÉCOUTEZ HUGUETTE LE GALL (15' 49)

Je suis née un 24 juin, le jour le plus long de l’année. Enfant, j’aimais beaucoup cette date parce que dormir était pour moi une perte de temps. Etre née le jour le plus long, c’était l’assurance de pouvoir faire beaucoup de choses. J’ai grandi dans une famille particulièrement défavorisée, dans un milieu de bagarres et de règlements de compte.

Huguette Le Gall, jusqu’à la mort, accompagne la Vie

J’ai senti à ce moment-là, que mon père avait mal

Je me rappelle de la mort d’un petit frère. J’avais trois ans et demi. J’étais devant la maison. Mon père est sorti. Peut-être qu’il allait chercher un médecin… Il a eu un temps d’arrêt. Il ne m’a rien demandé mais j’ai compris que cet enfant était mort. Je n’ai pas pris conscience du drame, mais j’ai senti à ce moment-là, qu’il ne pouvait pas mentir, qu’il avait mal, il était la souffrance personnalisée. Je ne comprenais pas ce qui se passait et moi, petite fille de trois ans et demi, j’ai vraiment pensé que si j’avais été grande, j’aurais pu l’aider. 

Ce père, même petite, je savais qu’il n’était pas quelqu’un de fréquentable.
Quand tu le deviens, grande, tu ne peux pas trahir ce père qui dans ce moment de souffrance, n’a pas triché. 

J’ai été enlevée de chez mes parents à l’âge de 6 ans, pour des tas de raisons innommables. Ils ont été démis de leur autorité parentale. Je me souviens toujours d’avoir pensé qu’un jour je montrerai aux gens que ce n’est pas parce qu’on est passé par l’Assistance Publique et qu’on est une enfant pauvre, qu’on fait et que l’on devient forcément comme ses parents. 

J’étais mal partie, je me suis dit : et si je regardais du bon côté ?

A 14 ans, j’étais plutôt jolie. Je me suis retrouvée dans un institut, une Maison de correction, selon le vocabulaire utilisé alors, car il n’y avait pas d’autres endroits pour caser des enfants sans famille comme nous. J’étais avec des filles qui avaient fait des choses graves alors que je ne me sentais pas trop concernée par tout cela. Leur objectif était de fuguer. Je me suis toujours dit que je ne m’en irais pas, je vais montrer que je suis capable de tenir. 

J’observais et j’ai beaucoup accompagné. Je voulais être infirmière. On m’a expliqué que sortant de là, cela ne se faisait pas. A 16 ans, j’allais pourtant dans les maisons de retraite, pour aider à donner à manger, j’étais intéressée par ce grand âge. Exceptionnellement, j’ai franchi le portail interdit pour aller voir un psychiatre qui m’a dit « Vous avez toutes les compétences, toutes les capacités pour devenir infirmière ».

Huguette Le Gall, jusqu’à la mort, accompagne la Vie

Ma mère en mourant : "On n’a jamais trouvé quelqu’un qui nous tende la main"

A ce moment-là, à l’adolescence, j’avais envie de haïr le monde entier. J’étais mal partie. La société, je trouvais, ne m’aidait pas beaucoup. J’avais lu quelque chose qui disait que dans tout être humain, il y a au moins 5% de bon. Ce n’est pas mathématique, pas scientifique mais je me suis dit à ce moment-là : « Et si je regardais du bon côté ? Et si je bougeais un peu, moi,  plutôt que vouloir faire bouger, les autres ? » J’ai rêvé en même temps de partir, je voulais sauver le monde, comme tout le monde, partir en Afrique. A l’époque, je participais beaucoup au CCFD*. J’avais même gagné un prix à un concours. Puis je me suis dit : si tu es là, c’est que tu dois être là. Tu n’es pas obligée de prendre un bateau pour aller sauver le monde.

Pendant mes études d’infirmières, la directrice de l’école, un jour, est venue me voir pour me dire que ma mère était gravement malade et hospitalisée. Je lui ai répondu que je n’avais pas de mère depuis une quinzaine d’années. Elle m’a dit : « Elle ne vous fera plus de mal parce qu’elle va mourir. » Elle avait une quarantaine d’années. J’y suis allée. Je n’ai pas rencontré une mère - ma mère, je l’ai découverte bien longtemps après - mais elle, elle a trouvé une fille, sa fille. 

Elle m’a demandé si j’étais reçue à mon diplôme d’infirmière. Je n’avais pas encore les résultats mais je lui ai dit oui. Elle est tombée dans le coma quatre heures après et elle est morte dans la nuit. Mes résultats, pour elle, c’était sa fierté. Une de ses dernières phrases a été : « Tu sais, si on a loupé notre vie, ton père et moi, c’est parce qu’on n’a jamais trouvé quelqu’un qui nous tende la main. » Quand tu entends cela et que tu as 20 ans, cela te reste pour toujours. Elle est morte, tranquille, heureuse que sa fille ait un bon métier entre les mains.

Quand tu n’as pas de modèle éducatif, tu inventes !

J’ai un vécu qui m’a amenée à me construire sans modèle éducatif. Quand Boris Cyrulnik, que j’aimerais bien rencontrer un jour, dit qu’il faut des piliers de substitutions aux parents, je n’en ai jamais trouvés, ni dans les familles d’accueil, ni dans les foyers de la DDASS. Qu’est-ce que tu fais si tu n’en as pas ? Tu inventes. J’ai su « prendre » chez les gens, je crois que je suis une récupératrice, une sorte d’engrangeuse  comme une voleuse d’énergie. De toute façon, je ne voulais pas être attachée, trop difficile après de devoir se détacher. Je n’ai pas eu de familles d’accueil attachantes. J’aurais pu devenir très très vilaine, très moche car j’avais tous les ingrédients pour tourner autrement. Etre dans la haine, dans les regrets, dans la plainte… 

Quand nous avons construit notre foyer avec mon mari, j’ai senti que je faisais des racines. J’ai trouvé chez des gens des choses qui me faisaient du bien momentanément et je me suis construite avec. Heureusement mes enfants m’ont sauvée parce qu’ils m’ont appris très vite que je n’étais pas le centre du monde. Que j’étais sans doute le centre de mon monde, mais je n’étais pas le centre du monde. J’avais pourtant tout pour être une mère poule. Ils m’ont appris à me décentrer. Après tout cela, avec tout cela, j’ai fait mon histoire : mariée, les enfants, une maison à nous alors que j’avais vécu dans un camp de nomades, un métier d’infirmière passionnant, mes engagements….

Huguette Le Gall, jusqu’à la mort, accompagne la Vie

Je ne veux pas qu’on me prenne en pitié

A 36 ans, j’ai des soucis de santé et les médecins m’expliquent qu’en fait, ce qui m’arrive, c’est la suite des mauvais traitements de mon enfance, la malnutrition… Quand j’ai eu mon intervention chirurgicale, cela s’est très mal passé, il a été expliqué à mon mari que c’était grave et que peut-être, ma vie allait s’arrêter. Mais je suis là, j’ai eu du rab. Quand tu prends du rab, tu ne te demandes pas ce que tu vas en faire. Tu vis !!! Aujourd’hui, bientôt 70 ans, je regarde ma vie dans ce fauteuil. Il m’a permis de m’asseoir, de me poser, de continuer autrement mon parcours de vie.

Une chose importante : je n’aime pas que l’on ressente pour moi de la  pitié, ce n’est vraiment pas ce regard que j’attends sur moi car, en plus, j’ai un « avantage » : mes roues se voient. Les gens sont attentifs, ils viennent vers moi. Mais toutes les roues ne se voient pas. Il y en a beaucoup dans l’intériorité des gens qui ont des difficultés. Tout le monde ne vit pas des choses graves mais, y a-t-il une hiérarchie dans la gravité du vécu ou de ce que l’on vit ? Il n’y a pas de degrés. Il y a des gens, tu penses « Ils ont tout pour être heureux » et quand tu cherches bien, ce n’est pas forcément vrai. Cette souffrance-là, ce sont des « roues » qui ne se voient pas.

Accompagner la fin d’une vie, c’est une rencontre

Quand l’association JALMALV s’est implantée en Ille-et-Vilaine, les fondateurs sont venus me chercher sans doute parce que j’étais infirmière. J’ai accepté non pas parce que je me sens en devoir par rapport aux êtres humains mais parce que je me sens humaine, comme eux. Accompagner une personne en fin d’une vie, c’est une rencontre, peut-être parce que j’ai à faire un bout de chemin avec ce quelqu’un, qu’il soit riche ou pauvre, jeune ou vieux. Il y a sans doute une raison, philosophique, religieuse, morale, sociale, qu’importe… je ne me suis jamais trop posée la question. 

Etre engagée à JALMALV m’a beaucoup apporté et m’a fait comprendre que nous sommes vivants jusqu’au bout, quel que soit l’état de son corps. Il y a un  engagement de solidarité citoyenne dans cette rencontre d’un humain avec un autre humain. C’est devenu une évidence, même si j’ai eu des questions sur ma place : est-ce que j’ai la compétence ? Il y a un moment où il ne faut pas se poser trop de questions… 

Parce que l’autre m’intéresse, parce que j’aime l’être humain, je ne peux pas aider l’autre à être. Près d’une personne qui va mourir, les accompagnants bénévoles ne viennent pas l’aider à mieux mourir ou à vider son sac, nous venons juste lui manifester par notre présence que la société n’abandonne pas les personnes gravement malades, ni lui ni les personnes de son entourage. Il est libre d’accepter ou non cette présence. Ce sont des liens en humanité. Des liens qui lui permettent d’être ce qu’il a à être. 

Huguette Le Gall, jusqu’à la mort, accompagne la Vie

Pas de deuil anticipé, être enterrée avant d’être morte

C’est ce que j’ai appris à JALMALV, être en capacité de tout entendre, tout recevoir de l’autre en me disant « c’est sa parole ». Mais aussi apprendre à être soi-même et apprendre à ne pas juger ni l’institution ni les familles. Quand tu rencontres quelqu’un qui va mourir et que par exemple, un de ses enfants ne vient pas le voir, tu pourrais avoir envie de lui téléphoner mais ce n’est pas la place de l’accompagnant. Etre là à sa juste place. Le chemin de chacun n’est peut-être pas celui que j’aurais fait si j’avais été à sa place mais c’est le sien.  

Parfois une personne demande à dormir jusqu’à ce que la mort arrive.
Dans la législation, je pourrais trouver intéressante l’idée de la sédation complète, si en amont, cette demande permettait un échange vrai avec les proches et que ceux-ci puissent s’exprimer. L’aide à mourir, si elle était  légalisée , ouvrirait un droit qui peut-être, pourrait être un atout pour se dire « Je peux attendre encore un peu… ».

Je crains que peut-être en écourtant la vie ou en la prolongeant par des thérapeutiques acharnées, nous volions la mort du vivant. Les gens qui sont réellement accompagnés, sur qui nous portons un regard de vie, que nous n’avons pas enterrés avant d’être morts, ces gens-là ne demandent pas à mourir. Le plus difficile, c’est de lire dans le regard de l’autre : « La pauvre, qu’est-ce qu’elle a maigri ! Dans quel état elle est ! » C’est ce que j’appelle le deuil anticipé. Être enterrée avant d’être morte.

Le mourant est un vivant qui garde sa valeur d’être humain jusqu’à son dernier souffle.

J’ai écrit mes directives...

Accompagner l’autre, c’est aussi un apprentissage de l’approche de la mort. Quand tu vois quelqu’un que tu as connu coquet, soucieux de sa personne, ou telle autre avant les problèmes graves de santé. Quand tu vois ce corps abimé, ce n’est pas facile. J’ai écrit mes directives anticipées dans ce sens-là. 

« S’il vous plait, mesdames et messieurs les soignants, faites-moi belle et accompagnez mes enfants quand ils viendront me voir. S’ils sentent dans votre regard que je suis « regardable, vivante », ils me regarderont. S’ils voient dans votre regard « La pauvre, c’est terrible ce qu’elle vit, il vaudrait mieux qu’elle soit morte, vivement que cela s’arrête. », auront-ils envie de m’accompagner vers ma mort ? C’est ce que j’appelle « le montrer à voir ». Donner à voir pour donner envie d’être. 

Lorsque mon chemin se terminera j’espère, je me souhaite de mourir curieuse d’aller voir ce qui se passe dans un ailleurs.

Photos : Marie-Anne Divet

(*) 
CCFD-Terre solidaire


Pour aller plus loin

JALMALV : changer le regard de la société sur la mort 

L’association JALMALV, aujourd’hui fédération, est née en 1983 à Grenoble autour du Dr R.Schaerer et de Janine Pillot, psychologue en cancérologie. Leur but était de créer localement une structure de soins palliatifs et de susciter, dans la société, un changement des attitudes et des mentalités face à la mort.Très vite ont été affirmés le principe de laïcité de ce mouvement et son indépendance par rapport à l’institution hospitalière avec pour objectif premier de changer le regard de la société sur la mort, la vieillesse, le deuil. Le mouvement s’appuie sur trois valeurs fondamentales : la dignité, le respect de la vie et la solidarité.

Il y a actuellement près de 80 associations JALMALV sur le territoire. Devenir accompagnateur/trice bénévole se fait sur un parcours en trois étapes : une sensibilisation, une formation initiale puis continue. Ce parcours est proposée de façon propre par chaque association locale.

Cliquez ici pour découvrir l’association JALMALV la plus proche de chez vous






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