Ma mère m’a eue à l’âge de 16 ans. Elle est arrivée en France illettrée et ne parlant pas un mot de français. Elle a appris à lire et à écrire en même temps que moi à l’école. Moi, j’ai toujours adoré l’école, car j’ai toujours su que c’était grâce à l’école que j’allais pouvoir intégrer correctement la culture, les codes, les valeurs et ainsi être « acceptée » de tous malgré ma différence d’origine.
« J’ai appris à être libre de penser »
Je me décidais malgré tout à ne pas être simplement accceptée sous couvert d’une tolérance nationale. Je me suis toujours sentie appartenir à ce pays. J’ai donc pris et appris à l’école le complément de ce que je ne pouvais pas avoir chez moi. Donc j’ai appris à lire, à écrire à comprendre, à être libre de penser, d’espérer.
Ces valeurs, mes parents les avaient reléguées au second plan. Musulmans, Africains, immigrés, ils ont tout fait, comme de nombreux parents étrangers à cette époque, pour que leurs enfants soient intégrés. Ils savaient que, pour eux-mêmes, le retour au pays sonnerait un jour, donc que leur intégration ne serait pas un investissement rentable.
En revanche, le fait que leurs enfants puissent se fondre dans la masse fut pour eux une forme d’intégration. J’insiste sur la notion d’intégration, qui n’est en aucune façon une forme d’assimilation à la culture française.
« Ma mère m’a toujours obligée à me surpasser à l’école »
Ma différence culturelle et religieuse n'avait pas lieu de se manifester. Pour qu’elle ne soit pas discriminante pour moi, mes parents ont veillé à ce que je puisse avoir un cadeau à Noël, fêter Noël à l’école, manger de la viande à la cantine même si elle n’était pas Halal.
Je ne me suis jamais sentie différente à l’école par mes origines mais davantage par mon milieu social modeste. Ma mère a toujours forcé mon respect car elle m’a toujours obligée à me surpasser à l’école ou dans la vie. Je devais me surpasser sans cesse comme pour devancer un destin fragile. Je me suis donc battu pour combler seule mes lacunes et trouver de l’aide là ou je pouvais.
Aujourd’hui, la boucle est bouclée. Je suis enseignante dans un lycée ; ma mère, elle, a tellement été une bonne et persévérante autodidacte qu’elle a gagné un jour un concours d’écriture.
Le « bon » vivre ensemble, moi, je l’ai connu durant ma jeunesse. Je précise que j’ai eu la chance de grandir à Paris dans les années 80 où, selon moi, le communautarisme était moins imposant et la mixité plus forte qu’en banlieue.
« La foi religieuse doit rester pudique et personnelle »
Je reste convaincu que la foi religieuse doit rester pudique et personnelle dans sa pratique, sans mimétisme, sans mode, sans gourous, sans nuire à autrui et donc sans être sommé de s'expliquer. À travers des démonstrations zélées de l’Islam, certaines personnes revendiquent plus que le respect de leur religion. Ils revendiquent que la nation entière accepte leurs codes multiples et variés. Mais, entre acceptation et imposition des codes religieux, la frontière est mince et les débats deviennent animés...
Ne faut-il pas voir dans l’affichage ou la stigmatisation de telle ou telle communauté religieuse, une manière de part et d’autre d’afficher sa différence pour se sentir exister dans une société où tout peut nous échapper ?
Les conflits, les incompréhensions commencent rarement par des actes mais prennent pluôt racine dans les langues, qui se délient pour critiquer, dénigrer, sous-estimer celui ou celle qui ne nous ressemble pas ou que l’on jalouse secrètement.
« Pourquoi appartenir à la société française doit être un combat ? »
Je viens de résumer ici une certaine classification de la population française acceptée par un grand nombre. Pourquoi tous ces gens ne sont-ils pas simplement Français alors qu’il y vivent depuis qu’ils sont nés ? Pourquoi appartenir à la société française doit être une quête, un combat pour certains et pas pour d’autres ? Pour moi, en France, le problème commence là.
L’Islam des années 80-90 (c’est celui que je connais) n’est pas différent de celui d’aujourd’hui. Ce qui a changé, c’est que les gens souffrent d’une crise identitaire et que la religion peut être considérée comme le poison ou le médicament de ce mal. Dans tous les cas, l’ordonnance ne sera jamais la même pour tout le monde.
« Tout est critiquable »
Moi je pense que tout est critiquable, même cette liberté d’expression au nom de laquelle Charlie Hebdo écrivait.
Cette liberté d’expression a heurté beaucoup de gens, je l’ai appris avec stupeur le lendemain des événements en surfant sur les réseaux sociaux. Les messages de haine, de protestation, de questionnement parfois antagonistes (Pourquoi tuer ? Pourquoi critiquer une religion ?) ne laissait parfois aucune place à la gravité du drame et à la compassion due aux morts le lendemain de leur assassinat.
A titre d’exemple, sur les réseaux, certains ont pu rapprocher la liberté d'expression, au nom de l'humour, de Dieudonné dans ses propos sur les Juifs, de la liberté d’expression, au nom de la liberté de la presse, de Charlie hebdo, l'une étant condamnée l’autre pas. Juridiquement l'une est considérée comme une incitation à la haine, l'autre pas. Pas toujours évident à démontrer au regard d'autres faits similaires...
« Trouver un juste milieu entre éthique de conviction et éthique de responsabilité »
Selon moi, la liberté d’expression doit être en mesure de trouver un juste milieu entre éthique de conviction et éthique de responsabilité comme le titrait le journal Libération le 20 janvier 2015.
L’éthique de conviction, selon Max Weber, repose sur le principe kantien du devoir : il faut agir en fonction de principes supérieurs auxquels on croit. L’éthique de responsabilité relève de la philosophie conséquentialiste : il faut agir en fonction des effets concrets que l’on peut raisonnablement prévoir.
Pour résumer la pensée de l’auteur, il s’agit de comprendre dans quelle mesure et à qui fait-on porter la responsabilité des conséquences de la liberté d’expression. L’éthique de conviction fait porter la responsabilité sur la bêtise des hommes ; l’éthique de responsabilité compose avec les défaillances des hommes et prend en compte les conséquences quand on peut les prévoir.
Comment coexister ensemble quand les différences marquées sont inqualifiables ou stigmatisantes ? Quand les différences sont jugées inacceptables ou excluantes ? J’espère que l’avenir nous donnera une réponse rapide. Je tiens à préciser que le plaidoyer que je viens de faire n’enlève rien à mon amertume concernant les attentats.
« Ce jour-là, je ne savais plus qui j’étais en France »
Ce plaidoyer, je le fais car les attentats du mois de janvier m’ont subitement rappelé que je cumulais à moi seule une ressemblance avec l’ensemble des parties prenantes de l’horreur : j’ai une liberté de pensée, je suis noire, musulmane, malienne, et surtout française.
En réalité, ce jour-là, je ne savais plus qui j’étais en France. J’ai fini par soigner ma schizophrénie soudaine grâce aux échanges que j’ai pu avoir, aux témoignages que j’ai entendus, aux explications que j’ai eues avec mes élèves, ma famille, grâce enfin à mes lectures. A ce titre, je renvoie le lecteur de cet article au numéro 20621 du Nouvel Observateur de février 2015 qui résume parfaitement et objectivement les questions existentielles autour de l’Islam en France aujourd’hui.
Sindyé Djiourte
(Les intertitres sont de la rédaction)