L'ambiance est plombée ce soir chez Doriane et Bernard, les grands amis de Béthune que Daniel Boys est passé voir, qui militent comme lui à la Ligue de l'Enseignement dont il est le président départemental. « Ce n'est pas une surprise, tranche-t-il, c'est le résultat d'une logique à l'œuvre depuis dix-quinze ans : les élus socialistes ont fait un travail important dans les années 70, encore dans les années 80 ; puis, petit à petit, ils se sont installés dans le clientélisme, le paternalisme, soucieux surtout d'éliminer le PC. »
A voir la gauche en lambeaux, il pourrait pourtant accusé le coup, lui, le pur produit de l'école républicaine, le fils d'ouvrier de la banlieue parisienne passé du collège technique à Normale Sup pour finir agrégé de sciences naturelles, option géologie. Lui, le prof arrivé dans le Pas-de-Calais à 25 ans, en septembre 68, la tête remplie de rêves révolutionnaires et des chaudes journées de Mai.
Maoïste il est alors. Depuis son exclusion de l'Union des Etudiants Communistes pour refus de voter Mitterrand, le candidat de l'Union de la Gauche à la Présidentielle de 1965. Sitôt arrivé à Béthune, le jeune agrégé entre dans les collectifs ouvriers, s'engage sur les fronts associatifs et culturels. Les années 70 seront belles...
En 1974, il fait du cinéma une arme politique en créant Cinétik. En 1975, c'est la MJC, qu'il copréside, qui devient un foyer de contestation. A partir de 1977, il chamboule le bon vieux 1er mai en attirant des stands qui parlent droits des femmes, contraception, avortement, environnement, radios libres, dictatures au Chili ou en Argentine... En 1978, le nouveau maire, le socialiste Jacques Mellick craint tant la MJC... qu'il la ferme.
... Puis avec les municipalités socialistes
Du coup, il a le virus. Il arrive au Conseil Régional et il est de toutes les élections. Qu'il gagne parfois mais qu'il perd le plus souvent. Le prix d'une indépendance farouche qui lui vaut d'être exclu du Parti Socialiste en 2012 pour cause de dissidence aux législatives. Peu lui importe en fait : depuis plusieurs années, il est revenu aux sources de son engagement, l'éducation populaire, la Ligue de l'Enseignement surtout qu'il va présider sur le Pas-de-Calais à partir de 2011 puis sur la région à partir de 2013.
« Le monde ancien se meurt, le monde nouveau tarde à apparaître »
« On est arrivé au bout d'un cycle, poursuit Daniel Boys ; la citoyenneté à laquelle on a rêvé, par l'éducation, la connaissance, le progrès social, on voit la limite de tout cela. Aujourd'hui on est dans un consumérisme électoral. Il faut inventer une nouvelle forme de citoyenneté. C'est compliqué. » Et de citer Gramsci, le grand penseur politique italien : « "Le monde ancien se meurt, le monde nouveau tarde à apparaître, dans ce clair-obscur des monstres surgissent". »
« Redévelopper les initiatives militantes »
Le terrain, lui ne va pas le lâcher. Il va continuer à ouvrir le grand réseau d'associations qu'il anime à tout ce qui change ou peut changer la vie, l'éducation populaire mais aussi l'économie sociale et solidaire, l'environnement... « Il faut articuler tout ça et redévelopper les initiatives militantes : c'est peut-être à partir de là qu'on va inventer de nouvelles formes de vie politique. »
Daniel Boys n'est pas homme à désespérer. « Ce que vit le PS aujourd'hui, c'est ce qu'a vécu la SFIO : elle s'est effondrée et de Gaulle est arrivé. Puis est venu mai 68, la victoire de la gauche en 1981 s'est nourrie de ça. » Donc, le combat continue. Même à 72 ans. « C'est ma vie », dit-il.
Michel Rouger
Au cœur de la désespérance sociale, « ils tiennent le front »
Loos, aux portes de Lille. Ses 21 000 habitants, sa grande histoire textile, ses grands patrons d'antan qui régentaient la vie, comme Léon Thiriez dont la statue observe encore les rues ouvrières... Dans l'une d'elles, les locaux modestes d'un centre de formation inséré dans la vie d'ici. Il est midi, ils partagent des pizzas. Et ils sont sonnés.
Il y a deux jours, Marine Le Pen est arrivée en tête à Loos : 16,2% des électeurs inscrits, 35% des suffrages exprimés. Quoi qu'il arrive, la région est perdue : il leur faudra voter Bertrand pour éviter le FN. Ici, la gauche aura tout perdu en moins de deux ans : la ville, le département et maintenant la région.
Ils sont sept autour de la table, devant un repas pique-nique improvisé. Sept soutiers du social, trois femmes, quatre hommes, qui tentent depuis des lustres de maintenir hors de l'eau tout un petit peuple en désarroi. Lundi, ils étaient très mal. L'une a craqué au boulot, un autre est allé se coucher l'après-midi. Maintenant les mots sortent, dans le désordre.
« Si on n'était pas là, qui s'occuperaient de ces personnes ? »
Comment comprendre tout cela ? « Ça remet en question nos engagements », dit une voix. Oui, le malaise est là. Il ne faut pas s'en prendre aux gens : « Ils sont paumés. » Eux-mêmes le sont. Ils courent après les financements, en peau de chagrin. Sitôt élue, la nouvelle municipalité a amputé de moitié la subvention au centre. Ils ploient sous les évaluations qu'on leur réclame sans cesse. Ils doivent « braconner » dans des dispositifs qui, même pour eux, sont devenus des monstres. Alors, les gens...
Les gens sont perdus, « désaffiliés », orphelins d'un territoire, d'une classe sociale. Et eux « en bout de chaîne » se sentent plus que jamais « des alibis », des gardiens de la paix sociale et au final d'un système qui produit de l'exclusion.
Surtout, « Si on n'était pas là, qui s'occuperaient de ces personnes ? » Qui aurait permis aux femmes musulmanes, après les attentats, de libérer leurs larmes, leur honte, les phrases que l'on voit affichées sur les murs des couloirs ? « Ils tiennent le front. » Le front social, le front citoyen contre l'extrême-droite. « Quand La Voix du Nord a pris position contre le FN, j'ai été bouleversé par les réactions sur leur site : tant de haine... » C'est ça qui menace et ça sufit pour tenir, coûte que coûte.
M.R.