C'est un trou. À mi-route, entre Mende et Le Puy-en-Velay, tu aperçois la pancarte Saint-Flour-de-Mercoire. Engage-toi mais prudence. La route est étroite et le terrain glissant. De ce côté de la ligne de partage des eaux Atlantique-Méditerranée, à 1 000 m d'altitude, la terre est méfiante, catholique, lourde d'un fait divers jamais élucidé, la Bête du Gévaudan, affaire à suivre depuis 1764.
Dans le bourg, tu aperçois une mobylette accrochée à une vieille façade, laisse tomber, des dingues sans doute. Prends à gauche, descends, descends. Une petit village : c'est là qu'ils habitent. Mais va plus bas, plus bas encore. Un moulin. Le silence. Des nuits d'encre ou de pleine lune éclairant la rivière. Un trou. Une merveille. C'est là que tout a commencé.
Dans le bourg, tu aperçois une mobylette accrochée à une vieille façade, laisse tomber, des dingues sans doute. Prends à gauche, descends, descends. Une petit village : c'est là qu'ils habitent. Mais va plus bas, plus bas encore. Un moulin. Le silence. Des nuits d'encre ou de pleine lune éclairant la rivière. Un trou. Une merveille. C'est là que tout a commencé.
« Dix idées par jour »
« Les gens disent "Bruno a dix idées par jour : heureusement, Geneviève en met neuf à la poubelle" ! », taquine-t-elle. « Je suis intellectuel, Geneviève intellectruelle, pour reprendre le mot magnifique de Nougaro », complète-t-il. Nous sommes entrés chez eux. Le café est déjà sur la table et leur vie avec. Tout est généreux ici. La maison est ordonnée pour la rencontre, déborde de livres, de revues, de projets, de mots, encore de mots, sensibles, pensés, disputés, des saillies que Bruno couronne d'un grand éclat de rire.
Leur destin a bifurqué vers Saint-Flour dans les années 80. Bruno sortait de deux années de formation en Arts Appliqués après avoir travaillé à l'AFPA de Marseille. Geneviève, élève « très marginale » d'HEC, bossait dans le tourisme social. Ils vivaient en « Habitat groupé » à Aix en Provence. En fait, ils se cherchaient. Alors un jour, envie de fuir, envie de nature, ils ont filé vers les chemins d'enfance de Bruno, le moulin.
Leur destin a bifurqué vers Saint-Flour dans les années 80. Bruno sortait de deux années de formation en Arts Appliqués après avoir travaillé à l'AFPA de Marseille. Geneviève, élève « très marginale » d'HEC, bossait dans le tourisme social. Ils vivaient en « Habitat groupé » à Aix en Provence. En fait, ils se cherchaient. Alors un jour, envie de fuir, envie de nature, ils ont filé vers les chemins d'enfance de Bruno, le moulin.
Un tyranneau cévenol
Arrivé avec « un 38 tonnes de machines à bois » dans l'idée de fabriquer des pièces uniques, se lançant hardiment dans la restauration de la vieille bâtisse, le baba cool ressent assez vite une grosse frustration : « Les machines ne me parlaient pas et j'aime beaucoup parler ! » Rapidement, le moulin est aménagé pour accueillir un ciné-club. Puis ils se disent « Pourquoi pas du théâtre ? »
Ils lancent une souscription « Non au désert culturel ! » : « Il nous fallait 50 personnes, on a eu 110 chèques ». Bruno Hallauer, correspondant du journal local La Lozère Nouvelle, titre : « On joue à guichets fermés au moulin ! ». Seulement voilà : le maire, tel un tyranneau cévenol, envoie les gendarmes et fait fermer le théâtre. Sont pas d'ici, sont pas du bon bord. Le moulin rouvrira plusieurs années plus tard après de gros travaux pour le mettre aux normes.
Ils lancent une souscription « Non au désert culturel ! » : « Il nous fallait 50 personnes, on a eu 110 chèques ». Bruno Hallauer, correspondant du journal local La Lozère Nouvelle, titre : « On joue à guichets fermés au moulin ! ». Seulement voilà : le maire, tel un tyranneau cévenol, envoie les gendarmes et fait fermer le théâtre. Sont pas d'ici, sont pas du bon bord. Le moulin rouvrira plusieurs années plus tard après de gros travaux pour le mettre aux normes.
Créer, former, diffuser
Heureusement, ils partagent tous les deux une philosophie : « Tu dois te débrouiller avec ton environnement proche ; tes choix, c'est ici et maintenant », comme dit Bruno : « C'est ma posture bouddhiste ». Ils s'adaptent donc, lancent en 1984 la compagnie L'Hermine de Rien et commencent à bâtir, pierre par pierre, la belle entreprise culturelle, de création, de diffusion et de formation, d'aujourd'hui.
Dès 1987, Bruno crée, seul en scène, la « Trilogie des Pok », trois spectacles de contes pour enfants. Et ça marche : il les a bien joués trois-cents fois. En 1992, il initie l'Étonnant festival de la veillée hivernale puis les nuits du conte qui se déroulent au moulin, dehors, jusqu'au chant du coq.
Dès 1987, Bruno crée, seul en scène, la « Trilogie des Pok », trois spectacles de contes pour enfants. Et ça marche : il les a bien joués trois-cents fois. En 1992, il initie l'Étonnant festival de la veillée hivernale puis les nuits du conte qui se déroulent au moulin, dehors, jusqu'au chant du coq.
Tel une toile d'araignée
En 1996, un célibataire se suicide à Saint-Flour : le drame inspire à Bruno le spectacle Holis où le héros, Félicien, parti à la recherche du bonheur, rencontre une enseignante, l'Arentelle, qui tisse des liens entre les hommes. En parler régional, l'arentelle, c'est la toile d'araignée et l'araignée elle-même et c'est le nom que Bruno et Geneviève vont donner, en 2000, au théâtre dont ils rêvaient, au milieu de Saint-Flour.
Une décennie plus tard, on ne sait pas comment résumer l'activité débordante de Bruno et Geneviève, lui toujours à conter, former, rêver, elle à compter, programmer, costumer, toujours aux (petits) fours et au moulin. Côté création, le comédien a près de 25 solos au compteur, qu'il a joués au total quelque 1 500 fois. Ils sont vite devenus « à double lecture », pour jeunes et adultes. Après Holis, citons Ivre d'école (sur le métier d'enseignant), Histoire d'homme (sur la paternité), Geantissimo, un conférencier qui oscille entre le vrai et le faux...
Une décennie plus tard, on ne sait pas comment résumer l'activité débordante de Bruno et Geneviève, lui toujours à conter, former, rêver, elle à compter, programmer, costumer, toujours aux (petits) fours et au moulin. Côté création, le comédien a près de 25 solos au compteur, qu'il a joués au total quelque 1 500 fois. Ils sont vite devenus « à double lecture », pour jeunes et adultes. Après Holis, citons Ivre d'école (sur le métier d'enseignant), Histoire d'homme (sur la paternité), Geantissimo, un conférencier qui oscille entre le vrai et le faux...
Amateurs et professionnels ensemble
Hors des solos, Bruno Hallauer a eu une grosse déception : « Nous préparions, en 2002, un spectacle évènement sur la Bête du Gévaudan ; la Région nous avait donné 10 000 euros pour étudier la faisabilité mais voilà que la gauche de Georges Frèche gagne les élections et nous soupçonne de rouler pour la droite : nous ! » Il en rit mais il ajoute : « Les gens d'ici, à part un ou deux, les futurs barons, l'École les a installés dans l'échec ; ils ne peuvent pas venir à un spectacle, ils se trimballent leur image, ce spectacle pouvait au moins les aider à reprendre leur histoire et à s'en distancier. »
Depuis, il a pris sa revanche ! Surtout avec les Ateliers Nomades organisés chaque été depuis 2007. 24 acteurs, 16 amateurs et 8 professionnels mobilisés, qui créent et jouent ensemble. Après Le Repas de famille et Adieu Paule (sur Pôle Emploi...), Une si bonne mère (une bataille de succession...) a attiré quelque 1 500 spectateurs l'été dernier dans les communes du coin.
Depuis, il a pris sa revanche ! Surtout avec les Ateliers Nomades organisés chaque été depuis 2007. 24 acteurs, 16 amateurs et 8 professionnels mobilisés, qui créent et jouent ensemble. Après Le Repas de famille et Adieu Paule (sur Pôle Emploi...), Une si bonne mère (une bataille de succession...) a attiré quelque 1 500 spectateurs l'été dernier dans les communes du coin.
Le « maître ignorant »
Avec leur compère Philippe, le président de l'association, Bruno et Geneviève tissent la toile du Théâtre de l'Arentelle comme ça : en créant des spectateurs-acteurs, fidèles, qui en amènent d'autres. Le pôle Formation en est un grand pourvoyeur. Lancés dès le départ à la demande des collègues parents d'écoles, quand leurs trois filles étaient petites, les ateliers Polymômes se sont élargis des enfants aux jeunes adultes.
Ils étaient 120 l'été dernier, hébergés durant cinq jours dans les deux dortoirs, le camping et dans la yourte. Des jeunes en BEP sanitaire et social du Puy vendent toute l'année des pains au chocolat pour se payer le stage. Eveil artistique, approche d'un personnage, travail sur un texte d'auteur : tout au long, Bruno aime recourir à l'approche du « maître ignorant » chère à son ami conteur Pépito Matéo. Et à « La méthode itérative : tu traces un pentagone, dit-il crayon en main, tu tires les coins, ça te refait un pentagone, création et formation vont ensemble. »
Ils étaient 120 l'été dernier, hébergés durant cinq jours dans les deux dortoirs, le camping et dans la yourte. Des jeunes en BEP sanitaire et social du Puy vendent toute l'année des pains au chocolat pour se payer le stage. Eveil artistique, approche d'un personnage, travail sur un texte d'auteur : tout au long, Bruno aime recourir à l'approche du « maître ignorant » chère à son ami conteur Pépito Matéo. Et à « La méthode itérative : tu traces un pentagone, dit-il crayon en main, tu tires les coins, ça te refait un pentagone, création et formation vont ensemble. »
Les Choisinets
« Une bétonnière de poèmes »
« Je vis vraiment avec un intellectuel », semble penser Geneviève en regardant son homme et ses inséparables papiers. Parfois, les deux tempéraments se frottent. Quand un écrivain de talent viendra s'installer en résidence (car ils font ça aussi), qu'il en tire une pièce. Elle pourra s'appeler « Les Choisinets ». Bruno a entrepris de sauver ce hameau, avec sa tour, son église... Une ruine. Une association a été créée, une souscription lancée : rendez-vous sur www.choisinait.fr/ Geneviève : « Mais enfin, Bruno... »
Bruno : « L'autre jour, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai envoyé la bétonnière à la déchetterie, elle était cassée, et soudain je me suis dit "Mais j'en avais besoin !" Aux Choisinets, je voulais suspendre cette bétonnière à un arbre et faire dégouliner des poèmes. Faire une bétonnière de poèmes... »
Bruno : « L'autre jour, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai envoyé la bétonnière à la déchetterie, elle était cassée, et soudain je me suis dit "Mais j'en avais besoin !" Aux Choisinets, je voulais suspendre cette bétonnière à un arbre et faire dégouliner des poèmes. Faire une bétonnière de poèmes... »
Sur la mobylette, "Bonne Année la vie"
Créer un "réseau des scènes vicinales"
Mais le plus grand projet s'appelle le « Réseau des Scènes Vicinales ». Il regrouperait des petits théâtres comme l'Arentelle, animés par des artistes, et ferait entendre leur voix étouffée par les théâtres nationaux.
L'idée est née il y a quelques années avec des collègues de Corrèze. Depuis, elle dort, réapparaît, mûrit lentement. Elle revient aujourd'hui : « Dans les crises économiques, il faut donner de l'argent à la culture, c'est indispensable pour la construction de l'humain », souligne le très citoyen Bruno Hallauer.
Il imagine partir à travers la France rencontrer quarante-trois scènes vicinales : « 43, c'est le nombre de cachets obligatoires pour avoir le statut d'intermittent ». Un statut dont il connaît, au passage, la valeur et l'exigence : « C'est un prêté pour un rendu ; l'argent, je le redonne par mon engagement pour la culture populaire. »
Et le voilà qui regarde désormais avec insistance la mobylette accrochée sur la façade du Théâtre de l'Arentelle. C'est elle que l'on a vu tout à l'heure, et ce n'est pas du tout une histoire de dingues. « La mobylette est très symbolique des scènes vicinales. La mobylette, c'est un signe de pauvres ; c'est les pauvres qui ont des mobylettes, vont voir les voisins par les chemins vicinaux. »
Un jour, en 2004, Bruno « a pris la mobylette avec Gigi et on est parti pour une grande escargolade ». Surveillez la mobylette. Si elle disparaît, c'est peut-être que l'artiste a quitté le moulin de Saint-Flour-de-Mercoire pour un grand tour des théâtres suivi d'une retentissante escargolade. Affaire à suivre.
Michel Rouger
L'idée est née il y a quelques années avec des collègues de Corrèze. Depuis, elle dort, réapparaît, mûrit lentement. Elle revient aujourd'hui : « Dans les crises économiques, il faut donner de l'argent à la culture, c'est indispensable pour la construction de l'humain », souligne le très citoyen Bruno Hallauer.
Il imagine partir à travers la France rencontrer quarante-trois scènes vicinales : « 43, c'est le nombre de cachets obligatoires pour avoir le statut d'intermittent ». Un statut dont il connaît, au passage, la valeur et l'exigence : « C'est un prêté pour un rendu ; l'argent, je le redonne par mon engagement pour la culture populaire. »
Et le voilà qui regarde désormais avec insistance la mobylette accrochée sur la façade du Théâtre de l'Arentelle. C'est elle que l'on a vu tout à l'heure, et ce n'est pas du tout une histoire de dingues. « La mobylette est très symbolique des scènes vicinales. La mobylette, c'est un signe de pauvres ; c'est les pauvres qui ont des mobylettes, vont voir les voisins par les chemins vicinaux. »
Un jour, en 2004, Bruno « a pris la mobylette avec Gigi et on est parti pour une grande escargolade ». Surveillez la mobylette. Si elle disparaît, c'est peut-être que l'artiste a quitté le moulin de Saint-Flour-de-Mercoire pour un grand tour des théâtres suivi d'une retentissante escargolade. Affaire à suivre.
Michel Rouger
Le site de la compagnie :