Le facteur poésie
Y aurait-il un risque à écrire sur un écrivain qui vient des mêmes terres, respire des mêmes vents de mer, de la même baie, et dont l’estran et les arénicoles font une commune origine, que dis-je un culte ?
Prenons le risque !
La poésie de Christian Prigent alias Chino nous réveille, et non pas nous berce. Nous crispe et nous accroche, nous provoque et nous braque. Bref, le dernier ouvrage publié chez POL de Prigent, Chino fait poète fait de la poésie. Au sens du faire !
C’est-à-dire qu’il fait ça comme on peut faire charpentier sans s’appeler Joseph et faire pouët-pouët quand on est, pour l’éternité, lycéen de Saint-Brieuc, c’est dit, notre commun !
Christian Prigent est l’auteur de recherches abstraites autant que littéraires (Années 70 !), le créateur de la revue TXT et le rimbaldien des rimbaldiens, l’ami proche de Jean-Luc Steinmetz, la bande aux petits romantiques, aux poètes à barbe imberbes et autres maudits mots dits.
Après les enchanteurs Mémère Quéquette qui tiraient la langue de ses rythmes intérieurs, la langue vernaculaire autant hyper-maternelle qu’hymer-paternelle, après Demain je meurs, nous nous sommes vautrés dans la série des Chino comme d’autres ont leurs Martine à la plage ou Martine en avion !
Nous, c’était plutôt le feuilletonnage littéraire et non moins hilarant Les Enfances Chino, Les Amours Chino, Chino au jardin, et donc aujourd’hui, poésie concassée, poésie cramoisie, poésie & zi : Chino fait poète.
1) Suint de fesse
(chacun son suaire)
2) expir amer
(chacun sa sainte face)
Il faut se mettre en tête que c’est un monde incroyable, une baie qui s’ouvre vers le large. C’est un face à face avec le vide, avec le plein, et, au fond, chaque moment de ciel ou de sable témoigne d’une rareté, dit d’une infinie rareté d’être :
car trop joli le sel oublié sur parme
& azur veinés en forme de cuisse
en des vaux pareils rêvasse le Rimb
Accrocs poilus d’haillons de foutre
N’entendons-nous pas un univers ? Sentons-nous une varechité, une alguité ? La salinité passe à l’intérieur des mots, c’est pour ça qu’ils se divisent, se craquèlent. Entre leurs lettres même ! Les mots entiers, il y en a, sont extraits des falaises et la miette des demi-mots, des quarts de mots, bon, pas besoin de faire un dessin ! Nous percevons le paysage sans passer par la case contemplative, plutôt en mode combat, poing sur l’i si vous voyez de quoi on parle ! En écrivant sous-l’eau, en lisant à voix haute au fond de sa coquille Saint-Jacques, c’est ainsi que le lecteur fait pareil, il fait poète. Soyons en confiance, Christian Prigent ne tend des pièges qu’aux rétrogrades, aux réactionnaires, à ceux d’avant Rimb et d’avant les systèmes.
Il pourrait bien y avoir une Affaire Prigent. Poésie virile, foutreuse et spermatique, bon, passons, car le poème jubile, bave et en même temps, escargot de mer, fait sexe : les trois madrigaux sont sangsue-dessous, les caractères baisent, qu’en dire ? Que l’illisibilité est graphique et lire entre les lignes, chercher le sens, quasi du voyeurisme !
Affaire Prigent, suite ! Plein de grands noms à l’intérieur du dossier. Prigent n’est ni chef de gang ni pontife, il nomme les amis, les proches qui ne seront, oh ! grand jamais, des affidés.
papou mélo créolé babil : ok !
vite ! au mois suivant ! Novarina
Bleu d’yeux attend incognito
dans sa peau pâle à Saint-Germain : ciao !
Ou, dans la banda clandestina, Denis Roche et Jean-Pierre Verheggen, le tant récemment regretté
Jean-Pierre échevelé de serpents
médusés soleil aux mèches
s’assoit rigolard sur du rêche
aux fesses de pré : hello sacripants
…/…
Mes petits frères/Il faut boire/Quand
Même c’est du lait gratté/Du lait de mamelle
De carrosseries avec des bouilles dedans : quelle
Pompe à jus de vie les amis là-dedans !
Prigent alias Chino poétise et, poétisant la fraternité poétique, invite, on le voit, Verheggen dans un texte emmêlé et donc le cite, pas beau ça ? Tous les amis déboulent, les peintres Viallat un coco/ De Paimpol, Dezeuze, POL ou Ponge Francis. Ce n’est ni un mausolée ni un monument aux morts pour autant. Plutôt un monument aux maures où il manquerait quelques bandits corses dont, bien-sûr, désapprouvons Prigent qui manque le morlaisien de Roscoff, ou l’inverse, Tristan Corbière qui a commencé bien avant lui.
Corbière a tout déchiqueté, tout scandé, tout slamé, la misère et l’amour, la bosse au bossu Bitor et le plus tordu des nez qui mouchent, Corbière-Tristan qui a passé un peu de temps aussi au lycée de St Broc ! Il s’y est morfondu, le fondu des morts !
Mince ! Il a passé !
Chino fait poète enchante les enchantés. Fera déchanter les chieurs et les lents, les culs terreux et les culs bénis, priez pas pour eux : ça sent la couille ici au divan des feuilles ou le foutre car il y a de la psychanalyse dans ces foutraqueries et on rigole bien entre psys, c’est-à-dire hors d’eux qu’on les met !
quoi me tord le boyau d’âme à
bloc, Doc ? qu’ai-je à mamapapa
Ne disons rien de la fin. Tout a une fin. Le testament de Chino est trop doux et dur, trop doul’heureux. Il faut lire ce dernier opus comme un dernier en attendant le prochain passage des PTT !
Monsieur PTT casquetté de cuir a mis
Dans la boîte à cinq comme la marquise…
… tellement de feuillets à lire dans le dessous des cartes.
Attendons le facteur en matinée s’il peut. Tous les poètes en sont. Les seules races qui vaillent ! Facteur et poètes, les beaux métiers.
Faire facteur, à la lettre !
Gilles Cervera
Chino fait poète, Christian Prigent, éditions POL, février 2024, 162 pages, 19 €