LE CIVET CHEREUL
Certains écrivent comme d’autres peignent.
Lisant Hugo Chereul, j’avais Jean Rustin en tête ou Paul Rebeyrolle en fond de
rétine. Une peinture dure, une peinture des sens et du cri, de la matière fécale
ou humorale. Rustin et Rebeyrolle, par exemple, nous disent de regarder et, en
même temps, nous retournent le regard à l’intérieur. Viscéralement, tripaillhaineusement.
Chereul est de cette toile intérieure, de ce coup de pinceau, une écriture au
couteau.
Un roman hiémal(*) comme il pourrait nous le dire dans un lexique élargi aux
écorchés, à la clinique, subtile et sépulcrale. Hugo Chereul écrit depuis la forge
des feux de l’âme, depuis la forge des feux de la folie. Pas la douce folie des
névroses, plutôt la dure à cuire, la belle et puissante psychose, l’indescriptible
et indéchiffrable.
Nous, coups pour coups.
C’est que, dans ce récit, cette biographie, ce chaos existentiel, il y a eu des vies
vraies, des blessures tranchantes, des destins qui s’emboîtent les uns dans les
autres et, comme l’os, se déboîtent, se décalent, cassent et se fracassent.
La tête de son humérus vient de se déboîter. Elle est sortie de la glène -cette
coupole concave dans laquelle s’insère normalement l’os du bras – et vient de
passer sous l’omoplate. Vaisseaux sanguins arrachés, nerfs et tendons tordus,
Bruno-Diogène n’a plus d’épaule désormais, seulement un bras qui pend dans le
dos.
Chereul parle de la vie de son père, le sus-dit Bruno-Diogène. Il le cherche
encore, l’humain dans l’inhumain, le doux dans l’âpre, le beau dans le laid, le
mieux dans le pire, au moins ce livre en trouve. La littérature frôle la clinique
mais reste littéraire, déployant une théorie du fou si douloureuse, si affolante
que le lecteur en est retourné. L’alitérature comme aurait dit l’honni Lacan, roi
des jeux de maux.
Chereul fils décrit Chereul père. La dérive d’un homme dont on cherche où il
est, comment il se nomme, où il habite. Même si on a quasiment son adresse et
son numéro de téléphone. On a le nom de la rue ou celui des pharmacies où le
fils adolescent va chercher d’un coup de mob les médocs du père que le père
se prescrit.
Le père est un anesthésiste de l’hôpital Pontchaillou.
Le père habite Saint-Grégoire. Puis Chantepie.
Au bout d’une de ces rues de lotissement banales de la métropole rennaise qui
se termine en impasse où les enfants peuvent encore taper la balle. Si le
lecteur est rennais, il va tout reconnaitre. Il peut même craindre, à un moment,
de se retrouver au fil des pages face à un voisin connu, un toubib croisé ou une
figure appréciée. Peur sur la ville ! Le roman se lit d’un trait, vaguement
terrorisé. Pour un lecteur de Marseille ou de Hambourg, il ne sera qu’un name-
dropping poétique. La Vilaine qui meurt à Pénestin ne sera qu’un soulagement
marronnasse mais lyrique et le corps du père un tas de haines recuites, de
paranoïa, d’hallucinations. Son abri : un tonneau de bile, de vomis, de crasse et
de mouches à merdre.
Mauvaise bière à tous les étiages.
Le roman est un roman pour survivre. C’est un grand roman d’abysses. Un
voyage au fin fond des impossibles deuils. De ces morts qui surviennent,
souvent des suicides, parce qu’un être totalitaire exerce une emprise sadique,
lui-même étant sous celle de ses fantômes.
Le fractal effraie car il fait effraction.
Chereul nous parle de son père, de son frère, de sa mère. Il nous fait entrer
dans une prison familiale dont le geôlier est un prédateur sans doute
involontaire. Contrairement à Bombard, l’autre bon docteur, ce naufragé !
Il y aurait un livre comme il y a des bouées. Il serait l’écriture comme il y aurait
à se soustraire à l’assignation. Il y a le roman comme un amer.
Un grand livre sur nous tous avec une incursion chez un homme de culture, ami
d’Étiemble ou de Lacan, aussi de Laborit. Ce dernier regarde les rats et les
teste. Le père use des siens, les écrase sous les savoirs, abuse de sa culture
pour broyer ses proches, aussi les patients.
Un destin rennais.
Et breton. Bruno Chereul, futur carabin déjà carabiné, a traîné du côté de mes
chers Lanrivain ou Glomel et là, dans un ossuaire ouvert aux vents, lui, a osé. Il
a passé son bras à travers les volutes de pierre, a volé -violé ?- un crâne. Festa
stultorum ! De tous les gestes interdits, il s’affranchit. C’était le début des
franchissements. Il faut bien vider le tonneau de Diogène. Hugo va jeter le
crâne dans les incinérables, dans un grand sac plastique noir avec les restes.
Tous les restes.
Dont ce roman à lire comme on va à Eymoutiers au musée Rebeyrolle.
Comme un temps concassé, où les événements sont proustiens, mais toujours
hard !
La peur au ventre. Le père aux gémonies.
Aussi fin cuistot, le paternel, qui nous aidera subtilement demain à mitonner un
civet de lièvre (p190 !). Civet, étymologie cebula, la meilleure recette sans
compter un désossage chirurgical à la clé. Le fils a tellement aimé le civet du
père et ses leçons d’anatomie. Tellement qu’il n’y aura plus aucun civet du
dimanche midi sans voir en volutes, au-dessus de la Staub, les pages brûlantes
d’Hugo Chereul !
Des centaines de moucherons volettent mollement mais sûrement dans sa
cuisine et son salon ; il en traverse les nuées sans les voir. Dans ses toilettes -il
défèque toujours à côté- vrombissent de grosses mouches bleues qu’il n’entend
pas…
Gilles Cervera
(*) Hiémal = qui appartient à l'hiver
Certains écrivent comme d’autres peignent.
Lisant Hugo Chereul, j’avais Jean Rustin en tête ou Paul Rebeyrolle en fond de
rétine. Une peinture dure, une peinture des sens et du cri, de la matière fécale
ou humorale. Rustin et Rebeyrolle, par exemple, nous disent de regarder et, en
même temps, nous retournent le regard à l’intérieur. Viscéralement, tripaillhaineusement.
Chereul est de cette toile intérieure, de ce coup de pinceau, une écriture au
couteau.
Un roman hiémal(*) comme il pourrait nous le dire dans un lexique élargi aux
écorchés, à la clinique, subtile et sépulcrale. Hugo Chereul écrit depuis la forge
des feux de l’âme, depuis la forge des feux de la folie. Pas la douce folie des
névroses, plutôt la dure à cuire, la belle et puissante psychose, l’indescriptible
et indéchiffrable.
Nous, coups pour coups.
C’est que, dans ce récit, cette biographie, ce chaos existentiel, il y a eu des vies
vraies, des blessures tranchantes, des destins qui s’emboîtent les uns dans les
autres et, comme l’os, se déboîtent, se décalent, cassent et se fracassent.
La tête de son humérus vient de se déboîter. Elle est sortie de la glène -cette
coupole concave dans laquelle s’insère normalement l’os du bras – et vient de
passer sous l’omoplate. Vaisseaux sanguins arrachés, nerfs et tendons tordus,
Bruno-Diogène n’a plus d’épaule désormais, seulement un bras qui pend dans le
dos.
Chereul parle de la vie de son père, le sus-dit Bruno-Diogène. Il le cherche
encore, l’humain dans l’inhumain, le doux dans l’âpre, le beau dans le laid, le
mieux dans le pire, au moins ce livre en trouve. La littérature frôle la clinique
mais reste littéraire, déployant une théorie du fou si douloureuse, si affolante
que le lecteur en est retourné. L’alitérature comme aurait dit l’honni Lacan, roi
des jeux de maux.
Chereul fils décrit Chereul père. La dérive d’un homme dont on cherche où il
est, comment il se nomme, où il habite. Même si on a quasiment son adresse et
son numéro de téléphone. On a le nom de la rue ou celui des pharmacies où le
fils adolescent va chercher d’un coup de mob les médocs du père que le père
se prescrit.
Le père est un anesthésiste de l’hôpital Pontchaillou.
Le père habite Saint-Grégoire. Puis Chantepie.
Au bout d’une de ces rues de lotissement banales de la métropole rennaise qui
se termine en impasse où les enfants peuvent encore taper la balle. Si le
lecteur est rennais, il va tout reconnaitre. Il peut même craindre, à un moment,
de se retrouver au fil des pages face à un voisin connu, un toubib croisé ou une
figure appréciée. Peur sur la ville ! Le roman se lit d’un trait, vaguement
terrorisé. Pour un lecteur de Marseille ou de Hambourg, il ne sera qu’un name-
dropping poétique. La Vilaine qui meurt à Pénestin ne sera qu’un soulagement
marronnasse mais lyrique et le corps du père un tas de haines recuites, de
paranoïa, d’hallucinations. Son abri : un tonneau de bile, de vomis, de crasse et
de mouches à merdre.
Mauvaise bière à tous les étiages.
Le roman est un roman pour survivre. C’est un grand roman d’abysses. Un
voyage au fin fond des impossibles deuils. De ces morts qui surviennent,
souvent des suicides, parce qu’un être totalitaire exerce une emprise sadique,
lui-même étant sous celle de ses fantômes.
Le fractal effraie car il fait effraction.
Chereul nous parle de son père, de son frère, de sa mère. Il nous fait entrer
dans une prison familiale dont le geôlier est un prédateur sans doute
involontaire. Contrairement à Bombard, l’autre bon docteur, ce naufragé !
Il y aurait un livre comme il y a des bouées. Il serait l’écriture comme il y aurait
à se soustraire à l’assignation. Il y a le roman comme un amer.
Un grand livre sur nous tous avec une incursion chez un homme de culture, ami
d’Étiemble ou de Lacan, aussi de Laborit. Ce dernier regarde les rats et les
teste. Le père use des siens, les écrase sous les savoirs, abuse de sa culture
pour broyer ses proches, aussi les patients.
Un destin rennais.
Et breton. Bruno Chereul, futur carabin déjà carabiné, a traîné du côté de mes
chers Lanrivain ou Glomel et là, dans un ossuaire ouvert aux vents, lui, a osé. Il
a passé son bras à travers les volutes de pierre, a volé -violé ?- un crâne. Festa
stultorum ! De tous les gestes interdits, il s’affranchit. C’était le début des
franchissements. Il faut bien vider le tonneau de Diogène. Hugo va jeter le
crâne dans les incinérables, dans un grand sac plastique noir avec les restes.
Tous les restes.
Dont ce roman à lire comme on va à Eymoutiers au musée Rebeyrolle.
Comme un temps concassé, où les événements sont proustiens, mais toujours
hard !
La peur au ventre. Le père aux gémonies.
Aussi fin cuistot, le paternel, qui nous aidera subtilement demain à mitonner un
civet de lièvre (p190 !). Civet, étymologie cebula, la meilleure recette sans
compter un désossage chirurgical à la clé. Le fils a tellement aimé le civet du
père et ses leçons d’anatomie. Tellement qu’il n’y aura plus aucun civet du
dimanche midi sans voir en volutes, au-dessus de la Staub, les pages brûlantes
d’Hugo Chereul !
Des centaines de moucherons volettent mollement mais sûrement dans sa
cuisine et son salon ; il en traverse les nuées sans les voir. Dans ses toilettes -il
défèque toujours à côté- vrombissent de grosses mouches bleues qu’il n’entend
pas…
Gilles Cervera
(*) Hiémal = qui appartient à l'hiver