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Livres

Prix Renaudot pour « Notre-Dame du Nil », Scholastique Mukasonga revient, avec « Julienne », fin des années 1950, durant la première vague d’exil des Tutsis du Rwanda. Arrivée en France en 1992, installée en Normandie, Scholastique Mukasonga raconte l'histoire de sa jeune soeur, sixième enfant de la famille.


JULIENNE de Scholastique Mukasonga

12/11/2024


 
                                               Néonatalécriture
 
Le livre de Julienne a été long à venir au monde. Écrire et accoucher s’apparentent.
Nous comprenons à la toute fin du livre que Scholastique Mukasonga a pris du temps pour sortir d’elle cette chair des mots, ce viscère qui après tout a peut-être plus de puissance vitale que n’importe quel enfant à naître. Il est peut-être, c’est un homme qui écrit, donc quelques précautions sont à prendre pour le lire, une chair du livre qu’adosse l’éternité quand chaque enfant qui naît, non.
Lire Julienne paru dans la blanche de Gallimard ouvre à cette lecture d’Afrique et singulièrement nous renvoie entre Rwanda et Burundi. C’est entre les deux pays que Scholastique Mukasonga écrit, sur cette frontière que sont les lignes de son ventre, de son encre, de ses vies.
Julienne est le centre et la périphérie du livre. Tout procède d’elle comme s’il y avait à lui rendre la vie comme on dit, mais en sens inverse, rendre gorge. Il y a une revanche du livre. Il y a une puissance testamentaire, la preuve à faire que le livre est à la hauteur de Julienne. Julienne, l’auteure !
Scholastique Mukasonga narre une sixième fille qui naît et d’entrée précise que cet enfant -, garçon ou fille, il ne sera pas vraiment désiré, un petit être voué au malheur puisqu’il va naître au sein même du malheur.
Ce sont les premières lignes du chapitre 1.
Insister à lire est donc à nos propres risques de lecteur. C’est s’aventurer dans une Afrique des magies sombres, des femmes qui veillent et d’autres qui disposent du maléfice, de la sœur aînée, ah la sœur aînée protectrice du début à la fin, Lidia, ou des notables qui sont dans ces contrée aussi rien de moins que des salauds.
Nous sommes dans les années où le SIDA reste un mystère qui tue. Hante les unes et les autres. Il est aussi une arme de guerre.
Comme le viol.
Julienne naît prématurée. Trop fine, trop fragile, pas assez dotée de lumière sauf à l’intérieur. Elle survit. Quelle est sa force, quelles sont ses forces ? Le livre est là pour cet inventaire de tous les obstacles, toutes les épreuves et tous les effrois et de toutes les résistances, passages de frontière y compris, exil, amitié fidèle, sororité sûre, scolarisation sur le tard et ses corollaires de chutes et de désespérances.
L’auteure nous glisse doucement dans le récit. Un récit d’évidence, simple, un récit presque d’innocence plate, de description enfantine, est-ce un conte, où on voit Julienne engouffrer chaque fois son innocence entre les dents acérées, son corps si ténu dans la gueule du loup. Scholastique Mukasonga nous a bien prévenu mais on voudrait, par la seule force lectrice, retenir Julienne, non, ne rentre pas dans le bureau du Bourgmestre, non, n’accepte pas le Martini de Bob, non ses sourires ne sont pas des sourires, sa viscosité administrative est un chantage odieux. Nous croyons, est-ce une contamination africaine, à la magie, dont celle de la lecture. Chaque fois hélas, notre impuissance de lecteur ne dit que celle de Julienne face au poids prémonitoire des premières lignes : Peut-être vaudrait-il mieux qu’il ne vienne pas au monde, dans ce monde où l’attendent tant de malheurs.
On dirait du Bertolt Brecht. On y va ! On dirait le fatum ! Il est africain.
Dans cette région d’Afrique tous les gestes et tous les rites ont résisté aux éternités : Les matrones savaient bien ce qu’il fallait faire : couper le cordon ombilical avec une moitié de tige de roseau taillé à cet effet, remettre le cordon à la mère qui l’enterrerait dans un lieu connu d’elle seule.
On le voit que tout a commencé comme tout doit commencer mais on le sent que rien n’est pareil car l’enfant aurait pu tenir dans le creux d’une main.
Julienne est si belle et si fine.
L’infinitésimale Julienne.
Taille mannequin, jupe si courte. Elle est si belle qu’aucun de ses congénères ne peut pas ne pas la vouer aux gémonies et qu’aucun blanc de passage ne peut pas ne pas regarder ailleurs que le vertige de ses jambes infinies. Toutes les ambiguïtés sont là. Toutes les forces contraires agissent.
On le sait que le livre est un livre de la perdition. On le sent que le livre va jusqu’à l’amour enfin trouvé en Belgique, après que les solitudes fussent trop grandes, Bob le salaud l’a lâchée sans laisser d’adresse. Julienne a trouvé l’amour de Julien. Il est vrai. Pour une fois.
Il pourrait être durable mais bien sûr dans ce livre qui avance, on le sait d’avance, tout est pipé. Julienne n’était pas faite pour ce monde qui n’était pas construit par elle ni pour elle.
Julienne écrit à Lidia. Puis n’écrit plus.
La dernière lettre de Julien l’amoureux de Julienne qui est amoureuse de Julien, Julienne et Julien, c’est un miracle non, cette lettre arrive enfin à Lidia et sonne la fin du livre. Presque la fin de tout.
Chère sœur, nous avons vécu heureux dans ce monde et dans cet ailleurs, nous le serons toujours et pour toujours.
Tristan rejoint Yseult.
L’Afrique est faite de ces magies sombres et de l’amour qui irradient le fond de ce livre. Philtre d’écriture long à accoucher. Livre de l’éternité de Julienne et Julien, bref, un tombeau de papier dans le si vaste et si triste cimetière génocidaire du Rwanda.
Un tombeau si singulier parmi les milliers de tombes.
 
 
Gilles Cervera
 
Julienne, Scholastique Mukasonga, Nrf, 218 pp 20,50€

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