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Cinéma

Gilles Cervera fait sa rentrée avec quatre critiques courtes mais intenses des films qui ont illuminé les écrans tout récemment : L'histoire de Souleymane, Emilia Perez, les graines du figuier sauvage, Miséricorde et L'amour ouf ! .


Ciné-rattrapage : cinq films à l'affiche

12/11/2024


Ciné-Rattrapage
 
Il est temps de revenir dans la chronique même si on craint que sa lecture ne serve au fond qu’à celui qui l’écrit, pour (sa propre) mémoire ! 
Disons qu’écrire ouvre à l’ouvert, ainsi que le dirait sans pâlir Monsieur de La Palisse!
Rattrapons donc à marche forcée car la rentrée ciné, littéraire et artistique ne fut pas qu’une rentrée riche mais une continuité rassurante sur un monde, le mien, le vôtre, où les chaos climatique, conflictuel, guerrier, bref le flippant quotidien ne s’illumine que des lumignons de l’art.
Ciné rattrapons et galopons-y !

L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine.
Courir dans la roue d’un vélo immigré à perdre haleine sur les pistes cyclables étroites ou les trottoirs nocturnes de Paris.
Tel serait le pitch !
Nous croyons savoir de cet esclavage des migrants qui ont traversé d’Afrique noire via l’Algérie, passé (ou non) les octrois de Lybie et leur lot de tortures, nous croyons en savoir. Mais de cet esclavage dans nos villes, à nos portes, sous nos yeux, nous ne savons rien car nous commandons des pizzas qu’on exige chaudes à l’arrivée, des sushis qu’on veut comme-ci, des kebabs qu’on veut comme ça, bref, notre désir de consommation a son corollaire : le vélo de tous les Souleymane.
L’acteur n’en est pas un. Notons au passage que son casting par le réalisateur Boris Lojkine va le sauver. Le préfet d’Amiens va du coup régulariser Souleymane Bagaré dont la seule ambition, comme d’ailleurs celle de tous les migrants du malheur, n’était que fuir la Guinée pour arriver ici, chez nous, gagner des sous pour soigner sa mère, restée là-bas, malade mentale et sans soin. L’histoire de Souleymane raconte l’histoire à peu de choses près de Souleymane l’acteur, devenu acteur et palmé à Cannes, à juste titre.
Allez-y le voir. Courez-y le voir. Le film nous essouffle et surtout montre entre docu et fiction notre nouvelle urbanité : inhumaine évidemment.
 
Emilia Perez de Jacques Audiard
Quelle fête ! Quel binz ! Quel spectacle !
Complet, foutraque, musical et chorégraphique. Trop campé sur un manichéisme facile, mais, n’est-ce pas, l’opéra est de tout temps bâti sur cette dualité du noir et du blanc, du très gentil et du très méchant ?
Première partie : un homme sordide, sombre, coppolesque parrain à la voix mafieuse. Il murmure ses ordres et les factions sont tuées au fur et à mesure s’il ne peut pas imposer ses trafics de drogue dans un Mexique d’opérette tellement crédible ! Vue sur Mexico imprenable (reconstitué en studio parisien…) ! Paysage de villes tentaculaires où les tentacules sont de trafics, de tir à vue et de grosses limousines explosées cf Maurepas, Pacé ou Cleunay ces temps-ci !!
Bref, le film n’échappe pas au film de genre ni au stéréotype, mieux : il en joue !
Seconde partie, blanche et lumineuse, cet homme devenu femme, son rêve secret, et, ce faisant, de salaud s’avère une sainte ! Sauveuse des victimes du narcotrafic ! Karla Sofia Gascon porte les deux rôles, l’actrice transgenre espagnole qui a tellement agacé les dents de la nièce le Pen ! Pauvre d’esprit, coincée d’ouverture, finie avant de commencer, nous parlons de qui vous savez !
Karla en homme sombre autant qu’en femme lumineuse, on le voit que la liberté des corps ouvre à un monde nouveau (et qui n’est pas que du cinéma !) !
Audiard y va à coup de kalach, sans nuances, pour nous montrer une fiction digne de Jacques Demy mais à gros moyen ! Une comédie musicale punk et rock, échevelée, baroque, ou plutôt, barroco !
 
Les graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof (Attention, chef-d’œuvre politique !)
Silence ! Respect. Le film de Mohammad Rasoulof impose le silence comme lui-même s’est imposé l’exil en Europe pour ne pas finir dans les geôles de son pays, l’Iran, le reste de ses jours.
Rasoulof a filmé et a fui.
Quel film ! Presque trois heures d’une salle remplie en cinq ou sixième semaine à Rennes un dimanche après-midi d’Arvor. Silence puissant après le film ou quelques applaudissements.
Respect. Silence. Le film de Rasoulof exige d’être vu. C’est tout. Ce devrait être tout ce qu’il y a dire pour que chacun y aille, vérifie ce que la théocratie veut dire, la dictature de dieu qui n’est ni pire ni plus spirituelle que celle du prolétariat.
Nous voilà entraînés dans une famille où le père, la mère et les deux filles. Douze ans et vingt ans. Ceci dit approximativement.
L’aînée est étudiante. La plus jeune lycéenne.
Le film se déroule au moment des événements des Femme-Vie-Liberté. Au moment où cette jeune femme a été lynchée à mort au dépôt de Police parce qu’une de ses mèches dépassait du voile. Rasoulof mélange à la fiction les nombreuses vidéos filmées live au smartphone contre les mollahs lâches qui lâchent dans les rues leurs sbires en bâtons misogynes, canons à eau et fusils à balles réelles.
Hommage immense du monde libre à Mahsa Amini.
Hommage du monde libre à Mahsa Amini tuée comme mille autres par la folie théocrate, les fous de dieu tueurs, ceux qui s’avèrent au mieux les fomenteurs de liberté libre, à l’intérieur des têtes et sous les voiles forcés.
La famille du film va finalement être pénétrée par la dictature. Imam, le père, est un fonctionnaire qui monte en carrière dans la magistrature. Sa femme et finalement ses deux filles doivent l’entourer, le protéger, taire sa place, faire silence sur sa fonction. Lui est travaillé par les ordres d’exécution qu’il ne peut pas instruire mais seulement signer fissa sur ordre du procureur. Lequel demande à signer fissa sur ordre du régime : l’enfer.
L’enfer s’installe petit à petit dans la famille où l’arme de service du père disparaît, mettant en péril sa carrière. Le doute s’installe. Le père angoissé, miné, pleutre aussi, doute de sa femme, soupçonne ses filles. Le régime paranoïaque rend paranoïaque. Il pénètre l’intime. La dictature s’asseoit dans le canapé, mange à la table des familles, y soumet toutes les pensées.
Le père traqué prend la voiture et, avec sa famille, fuit. Le film devient western. L’aînée et la mère sont enfermées par le père tandis que la plus jeune le pousse aux limites du son ! Ne spoïlons pas le labyrinthe final !
Une seule main désarmée dépasse de la poussière des ruines.
 
Miséricorde d’Alain Guiraudie (Attention, chef d’œuvre poétique)
Les Cévennes, ses villages déserts, ses maisons abandonnées, ses forêts à champignons, ses curés en soutane (dérogation aux traditions huguenotes) et son retour du fils prodigue !
Alain Guiraudie est le cinéaste du presque rien, de l’approche et du quant à soi qui devrait craquer et ne craque pas. Il est le grand cinéaste du récit du désir.
Après l’inconnu du lac, entre autres, voici donc Miséricorde.
Quel titre !
Avec confession inversée (jubilatoire) et nuit de meurtre, bagarres de garçons et champignons en rissolée. Les repas insistent, le village est calme, Catherine Frot alias Martine est veuve et ne dit non à rien.
Elle accepte le séjour de Jérémie qui avait tellement aimé son apprentissage de boulanger auprès de son mari, donc le mort. On pense aux mains de farine, aux pâtes sur les bras, du bout des doigts jusqu’aux aisselles. On pense aux amours de Guiraudie, jamais dits, toujours en suspens. Rien ici n’est acté sauf le corps qu’on traîne dans l’humus, lourd à tirer, et son extraction une autre nuit dans un semblant de rêve, car le curé n’est pas sans désir, évidemment.
Jérémie bouge, revient, repart. Impardonnable.
Le fils de Martine est de mauvais poil, toujours, toujours hostile.
Le village est lent et voit tout. Il pardonne.
Jusqu’à l’acteur magnifique, le sauvage, le brut David Ayala qu’on réclamera dans d’autres films, sur d’autres planches, tronche plus que tête, gueule à la Michel Simon. On lui réserve un sort en le nommant, c’est injuste car tous les acteurs d’Alain Guiraudie ont ce statut de sauvage, ces corps ni beaux ni laids, on l’a dit, on le répète, que le désir illumine de l’intérieur des peaux. Torses et marcel blanc plus très blanc voire taché, sueur et dépaysement, regards en feux.
Les Cévennes de nuit, malgré l’enquête des gendarmes. Ils comprennent ce pays donc se taisent avec lui !
Forestier et lumineux !
 
L’amour ouf de Gilles Lellouche
Nous étions dans une salle avec pop-corn, boissons à boire, mâchoires à mastiquer et jeunes en tenue de sortie !
Nous étions vieux et nous nous disions à mi-mots mais qu’est-ce qu’on fait là ?
Mus par le titre et peu par ces seaux remplis à ras bord et portés à chaque main par ces compagnies jeunes, c’est heureux que la salle du Capitole à Uzès soit si vaste, partis pour piquer-niquer !
Donc l’amour ouf commençait mal avant qu’il ne soit commencé, very ouf !
La suite nous a fait nous interroger. Dix minutes de latence à nous demander si on reste ou on part !
Le reste est un régal !
Dix minutes sur deux heures, c’est peu ! Il faut avouer qu’on n’a entendu que la puissance éclectique et rock de la bande son couvrant toute mastication ou glou-glou voire autre chose que le film pourrait inciter à rêver !
Autre hypothèse : c’est que les jeunes eux-mêmes étaient scotchés !
Gilles Lellouche signe un film hors norme ou plutôt Nouvelle Norme. Pour qui a peu les références américaines en tête c’est un film de genre, américain, avec limousines en convoi sous tunnels infinis ou parkings souterrains. Pas des Buicks, mais des mercos noires.
Pas les docks de Détroit mais ceux de Dunkerque.
Pas Bonnie and Clyde mais Clotaire et Jacky !
Tous les genres y défilent, à fond, en vitesse accélérée, c’est incroyablement formateur pour les neurones (de vieux !) : on voudrait revoir le film mais les dialogues seraient toujours aussi courts, les accidents d’images aussi percutants, les percussions de sons aussi insolentes !
Ah la nostalgie. Tout est symbolisé, clippé à fond, stéréotypé ! On se dirait dans un Audiard ! Oh non, pardon ! C’est une comédie musicale avec Fred Astaire ! Mais non, c’est Clotaire !
On danse, on joue, on nostalgise. Suprise-party ou boum, à moins que teuf !
On suit ce couple depuis son lycée des années 80. Autocar qui dépose Jacky, fille fringante et sublime, devant le lycée où Clotaire, c’est lui qui la baptise car elle s’appelle Jacqueline, en vrai, fume son joint sur un capot de bagnole. Lui s’est déjà déscolarisé, clope au bec, et répartie machiste. Ils craquent. Elle répond du tac au tac. Elle craque !
L’un et l’autre craquent !
Nous craquons aussi. Jacky n’a plus sa mère et son père la couve. Petite bourgeoise vouée aux beaux lotissements.
Clotaire, famille nombreuse dans achélème a mère maghrébine et père docker mais taiseux, cogneur et abandonnique : l’acteur est Karim Leklou. (Héros dans le roman de Jim, vu et à voir absolument !)
Le père de Jacky est Alain Chabat.
Jacky adulte sera Adèle Exarchopoulos et Clotaire sorti de prison sera François Civil.
Poelvoorde est le patron pourri et le mafieux de service. Voix de basse, cf K S Gascon in Emilia Perez.
Voyez la parade ! Que des bons !
Ces deux films, d’Audiard et de Lellouche, se défendent en même temps ! Opératiques, grandiloquents, musicaux, chorégraphiés, OVNI cinématographiques, deux films transgenres !
Des films de la modernité sans obligation de pop-corns !
 
Nous avons rattrapé avec joie ce retard d’Histoires Ordinaires car nous aimons l’extraordinaire de l’art !
L’extraordinart semble mieux convenir ici que quelques mots trop rudes qui nous furent refusés car inspirés d’un abbé (réel) aux mains sales dont l’œuvre majeure reste aux sans-abris et l’infâmie à la violence infecte faite aux femmes qui croyaient au saint, pas lui.  
 
Gilles Cervera

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