Anatomie d'un film
Film de Palmes à Cannes, méritées, à hauteur de l’histoire du cinéma et film à Oscar, pourquoi pas !
Tout y est et selon tous les points de vue.
Un homme a chuté, est mort, décubitus dorsal sur la neige, à la verticale de son chalet où il travaille, isolation des toits, réfection des étages en vue d’en faire avec sa femme, auteure à succès, des chambres d’hôtes.
L’homme est mort.
La femme est veuve.
Le fils est orphelin.
C’est lui, leur fils, onze ans, qui le découvre au retour d’une balade dans la montagne avec son chien.
Il faut réserver à ce chien un rôle déterminant. Là tout le temps, vif, patelin, futé, double de l’enfant mal voyant. Ce dernier a été, à six ans, shooté par une voiture. Son père, le cadavre au bas du chalet, ne l’a pas ce soir là pris à l’école, retard, baby-sitter. La culpabilité est un point de vue du film dont l’enjeu est un procès.
Au scalpel.
À vif.
Le film opère, si l’on peut dire. Si on veut en diagnostiquer le genre c’est impossible : thriller, film de procès, film psychologique, politique, on l’a dit, un film holistique. C’est un corps vivant qui projette chaque spectateur, vous, moi dans un procès subjectif et sociétal. C’est-à-dire ce que je vis, ce que vous vivez chaque jour, plus ou moins. Suis-je dominant, dominé, est-ce que je reste indépendant, dépendant ? Est-ce que mon enfant vit de moi, hors moi, pour lui ? Cette constellation des questions qui à la fois nous rendent vivants et prouvent qu’on doit sans cesse, face à l’autre, s’ajuster.
Le couple est ici la question, ses organisations, ses zones de force et ce qui le tient, ses tirants, disons, pour ne pas dire ses tyrannies. Qui domine ? Qui l’emporte ? Qu’est ce qui l’équilibre ? Le couple est une institution, il est d’essence politique. On pense à Bergman, à Festen, on voit ce couple où les deux personnalités s’équilibrent et se déséquilibrent. Le couple, ce fil tendu au-dessus de la société et que celle-ci rattrape, loi de la pesanteur indispensable !
Sandra est allemande (Sandra Hüller, incroyable !), parle anglais et aime son mari, Samuel, le mort. Ils s’aiment et s’haïssent. Ils s’aimhaïssent. L’accident de leur enfant bien sûr et la réussite écrivaine de l’une, la frustration écrivaine de l’autre.
Le procès entre dans tous les vaisseaux sanguins qui irriguent et irritent le couple. Sous l’œil de Daniel qui sait, sent, entend, un voyant !
Rimbaud est vivant, il joue du piano !
Sandra est vivante, elle est dans le box.
N’oublions pas le point de vue du chien. Il est beau. Il est fin et magique aussi. Quelquefois il ne ramène pas le bâton que Daniel lui jette.
Quelquefois son père qui est mort lui a dit qu’il mourra, le cher chien, Snoop.
Quelquefois les chiens d’aveugle ont tort mais souvent, le plus souvent, ils ont raison.
L’enfant, l’a-t-on dit, est celui qui tient dans ses doigts pianistiques le scalpel du sa-voir.
Deux-heures trente pour entrer dans les entrailles de soi.
Gilles Cervera